Plinio Corrêa de Oliveira

 

Noblesse et élites traditionnelles analogues dans les allocutions de Pie XII au Patriciat et à la Noblesse romaine

© pour cette 2ème édition française: Société Française pour la Défense de la Tradition, Famille et Propriété (TFP) 12, Avenue de Lowendal - PARIS VII

Septembre, 1995:


Pour faciliter la lecture, les références aux allocutions pontificales ont été simplifiées: est désigné d'abord le sigle correspondant (voir ci-dessous), puis l'année où l'allocution a été prononcée.

PNR = Allocution au Patriciat et à la Noblesse romaine

GNP = Allocution à la Garde noble pontificale

Certains extraits des documents cités ont été soulignés en caractères gras par l'auteur.

Titre original: Nobreza e elites tradicionais análogas nas Alocuções de Pio XII ao Patriciado e à Nobreza Romana (Editora Civilização, Lisboa, 1993).

Traduit du portugais par Catherine Goyard

1ère édition française: Editions Albatros, 1993.

Cet ouvrage a aussi été publié en italien (Marzorati Editore, Milan), en espagnol (Editorial Fernando III, Madrid) et en anglais (Hamilton Press, Lanham MD, USA).


 

Chapitre VI

Eminente coopération de la noblesse et des élites traditionnelles pour une solution à la crise actuelle

L'enseignement de Pie XII

Après avoir considéré combien l'existence des élites traditionnelles est légitime et nécessaire, il faut présenter maintenant les enseignements dans lesquels Pie XII démontre que ces élites, à cause des qualités et des vertus qui leur sont propres, doivent exercer la fonction, à laquelle elles n'ont pas le droit de se dérober, de guides de la société.

1. La vertu chrétienne: essence de la noblesse

Sainte Elisabeth de Hongrie, duchesse de Thuringe, lave et soigne les blessures des malades de la teigne ( Murillo, 1672, hôpital de la Sainte-Charité, Séville ).

A notre époque, le noble doit être avant tout un homme chez qui brillent les qualités de l'âme. La vertu chrétienne, l'idéal chrétien font partie de l'essence même de la noblesse.

«Elevez votre regard et fixez-le sur l’idéal chrétien. Tous ces bouleversements, évolutions ou révolutions le laissent intact, et ne peuvent rien contre ce qui est l'essence même de l'authentique noblesse, celle qui aspire à la perfection chrétienne telle que le Rédempteur l'a énoncée dans le Sermon sur la Montagne. Fidélité inconditionnelle à la doctrine catholique, au Christ et à son Eglise; capacité et volonté d'être aussi, pour les autres, modèles et guides [...] Donnez au monde, même au monde des croyants et des catholiques pratiquants, l'exemple d'une vie conjugale irrépréhensible, l'édification d'un foyer vraiment exemplaire (1).»

Aussitôt après, Pie XII encourage la noblesse à une sainte intransigeance:

«Opposez une digue dans vos demeures, dans votre entourage, à toute infiltration des principes de perdition, des condescendances ou tolérances pernicieuses qui pourraient contaminer ou ternir la pureté du mariage et de la famille. Voilà certainement une entreprise insigne et sainte, bien apte à enflammer le zèle de la noblesse romaine et chrétienne de notre temps (2).»

a) Qualités d'âme du noble actuel

Pour vaincre les très sérieux obstacles qui s'opposent au parfait accomplissement de son devoir, un membre de la noblesse ou des élites traditionnelles doit être un homme de valeur. C'est ce qu'attend de lui le Vicaire de Jésus-Christ:

«C'est pourquoi nous attendons d'abord de vous une force d'âme que les plus dures épreuves ne pourront abattre; une force d'âme qui fasse de vous non seulement de parfaits soldats du Christ mais aussi, pour ainsi dire, les éducateurs et les soutiens de ceux qui seraient tentés de douter ou de céder.

«Ce que nous attendons de vous, ensuite, c'est une promptitude dans l'action que la perspective d'un sacrifice — quel qu’il soit, exigé aujourd'hui par le bien commun —n’épouvante ni ne décourage; une promptitude et une ferveur qui, vous rendant allègres dans l'accomplissement de tous vos devoirs de catholiques et de citoyens, vous empêchent de tomber dans un "abstentionnisme" apathique et inerte qui serait gravement coupable à une époque où sont en jeu les intérêts les plus vitaux de la religion et de la patrie.

«Ce que nous attendons de vous, enfin, c’est une généreuse adhésion — non du bout des lèvres ou de pure forme, mais jaillie du fond du coeur et transformée sans réserve en acte — au précepte fondamental de la doctrine et de la vie chrétienne, précepte de fraternité et de justice sociale, dont l'observance ne pourra manquer de vous assurer la véritable félicité spirituelle et temporelle.

«Puissent cette force d’âme, cette ferveur, cet esprit fraternel guider chacun de vos pas, et conforter votre marche au cours de cette nouvelle année qui s'annonce si incertaine et qui semble presque vous conduire à travers un tunnel obscur (3).»

(1) PNR 1952; (2) PNR 1952; (3) PNR 1948.

Le Pape développe encore davantage ces concepts dans son allocution de 1949:

«Force d'âme: tout le monde en a besoin, spécialement de nos jours, pour supporter courageusement les souffrances, surmonter victorieusement les difficultés de la vie et remplir avec constance son propre devoir. Qui n'a pas à souffrir? Qui n'a pas à peiner? Qui n'a pas à lutter? Celui-là seul qui se rend et fuit. Mais vous avez, moins que les autres, le droit de vous rendre et de fuir. Aujourd'hui, les souffrances, les difficultés et les nécessités sont habituellement communes à toutes les classes, à toutes les conditions, à toutes les familles, à toutes les personnes. Et si certains en sont exempts, nagent dans l'abondance et les jouissances, cela devrait les pousser à prendre sur eux les privations et les difficultés d'autrui. Qui pourrait trouver contentement et repos, qui ne se sentirait au contraire gêné de vivre dans l'oisiveté et la frivolité, le luxe et le plaisir, au milieu de tribulations quasi générales?

«Promptitude dans l’action: dans la grande solidarité personnelle et sociale, chacun doit être prêt à travailler, à se sacrifier et se consacrer au bien de tous. La différence ne réside pas dans le fait de l’obligation, mais dans la façon de la satisfaire. N’est-il pas vrai alors que ceux qui disposent le plus de temps et de moyens doivent être les plus assidus et les plus empressés à servir? En parlant de moyens, Nous n’entendons pas seulement ni principalement les richesses, mais aussi tous les dons de l’intelligence, culture, éducation, connaissance, autorité, dons qui ne sont pas accordés à certains privilégiés du sort pour leur avantage exclusif ou pour créer une irrémédiable inégalité entre frères, mais pour le bien de toute la communauté sociale. Pour tout ce qui a trait au service du prochain, de la société, de l'Eglise, de Dieu, vous devez toujours être les premiers. En cela consiste votre véritable point d’honneur, en cela se trouve votre plus noble préséance.

«Généreuse adhésion aux préceptes de la doctrine et de la vie chrétienne: ceux-ci sont les mêmes pour tous, car il n'y a pas deux vérités ni deux lois; riches et pauvres, grands et petits, éminents ou humbles sont également tenus à soumettre leur intelligence au même dogme par la foi, et leur volonté à la même morale par l'obéissance. Car le juste jugement de Dieu sera beaucoup plus sévère envers ceux qui ont reçu davantage, qui sont mieux en mesure de connaître l’unique doctrine et de la mettre en pratique dans la vie quotidienne; envers ceux dont l'exemple et l'autorité peuvent plus facilement diriger les autres sur la voie de la justice et du salut, ou les perdre sur les funestes sentiers de l'incrédulité et du péché (4).»

(4) PNR 1949.

Ces derniers mots montrent que le Pape n'admet de noblesse ou d'élite traditionnelle que dans la mesure où celles-ci accomplissent avec abnégation une mission d'apostolat. La noblesse qui vit pour le lucre et non pour la foi, sans idéal, embourgeoisée (dans le sens péjoratif parfois attribué à ce terme) est un cadavre de noblesse (5).

(5) Voir à ce propos l'homélie de saint Charles Borromée dans le Document IV.

b) Un lien de charité: le caractère chevaleresque de l'aristocratie

La possession effective et durable de ces vertus et de ces qualités d'âme amène naturellement le noble à posséder des manières chevaleresques et supérieurement distinguées. Mais, doté de telles qualités et de telles manières, ne peut-il constituer un élément de division entre les classes sociales? Non. A condition d'être bien compris, l'esprit chevaleresque de l'aristocratie, loin de constituer un facteur de division, se révèle en fait un élément d'union qui imprègne d'aménité les relations entre le noble et les membres des autres classes sociales qu'il rencontre de par sa profession ou ses activités.

Cet esprit chevaleresque maintient une distinction entre les classes «sans confusion ni désordre (6),» c'est-à-dire sans nivellement égalitaire, et rend au contraire leurs relations amicales.

(6) PNR 1945.

2. La noblesse et les élites traditionnelles en tant que guides de la société

Les qualités d'âme et le traitement chevaleresque qui émanent des vertus chrétiennes habilitent le noble à exercer la mission de guide de la société.

a) Une forme d'apostolat: guider la société

En effet, la multitude a besoin aujourd'hui de guides appropriés:

«La foule innombrable, anonyme, est prompte à se laisser agiter de façon désordonnée. Elle s'abandonne d’une manière aveugle, passive, au torrent qui l’entraîne ou au caprice des courants qui la divisent et l'égarent. Une fois devenue le jeu des passions ou des intérêts de ses agitateurs tout autant que de ses propres illusions, elle ne sait plus prendre pied sur le rocher et s’y établir pour former un véritable peuple, c’est-à-dire un corps vivant, aux membres et aux organes différenciés suivant leurs formes et leurs fonctions respectives, mais concourant tous ensemble à leur activité autonome dans l'ordre et dans l’unité (7).»

(7) PNR 1946 ; cf. Chapitre III.

Canonisation de Me. Cabrini par Pie XII - 1946

"Vous avez derrière vous un passé de traditions séculaires qui représentent des valeurs fondamentales pour la vie d'un peuple. Parmi ces traditions dont vous êtes fiers à juste titre, vous comptez, en premier lieu, l'esprit religieux, la foi catholique vive et agissante.(...)

"Parmi ces traditions, comptez également l'honneur sans tâche d'une vie conjugale et familiale profondément chrétienne. De tous les pays, de ceux au moins de la civilisation occidentale, monte le cri d'angoisse du mariage et de la famille, si déchirant qu'il est impossible de ne pas l'entendre. Ici aussi, par toute votre conduite, mettez-vous à la tête du mouvement de réforme et de restauration du foyer." ( Pie XII, Allocution de 1946 )

La noblesse et les élites traditionnelles ont donc à remplir une fonction de guide de la société, et à réaliser ainsi un apostolat lumineux:

 «Une élite? Vous pouvez bien l'être. Vous avez derrière vous un passé de traditions séculaires qui représentent des valeurs fondamentales pour la vie saine d'un peuple. Parmi ces traditions dont vous êtes fiers à juste titre, vous comptez, en premier lieu, l'esprit religieux, la foi catholique vive et agissante. L’histoire n’a-t-elle donc pas déjà prouvé, et cruellement, que toute société humaine sans base religieuse court fatalement à sa dissolution ou finit dans la terreur? Emules de vos aïeux, vous devez donc resplendir devant le peuple de la lumière de votre vie spirituelle, de la splendeur de votre indéfectible fidélité au Christ et à l'Eglise.

«Parmi ces traditions, comptez également l'honneur sans tâche d'une vie conjugale et familiale profondément chrétienne. De tous les pays, de ceux au moins appartenant à la civilisation occidentale, monte le cri d'angoisse du mariage et de la famille, si déchirant qu'il est impossible de ne pas l'entendre. Ici aussi, par toute votre conduite, mettez-vous à la tête du mouvement de réforme et de restauration du foyer.

«Parmi ces traditions, comptez, en outre, celle d’être pour le peuple, dans toutes les fonctions de la vie publique auxquelles vous pourriez être appelés, des exemples vivants d’inflexible observance du devoir, des hommes impartiaux et désintéressés qui, dégagés de tout désir désordonné d'ambition ou de lucre, n'acceptent un poste que pour servir la bonne cause, des hommes courageux, intimidés ni par la perte de faveurs d'en haut, ni par les menaces d'en bas.

«Parmi ces traditions, mettez enfin celle d’une calme et constante fidélité à tout ce que l'expérience et l'histoire ont confirmé et consacré, celle d'un esprit inaccessible à l'agitation inquiète et à l'aveugle convoitise des nouveautés qui caractérisent notre temps, mais en même temps largement ouvert à toutes les nécessités sociales. Fermement convaincus que seule la doctrine de l'Eglise peut porter efficacement remède aux maux présents, ayez à coeur de lui ouvrir la voie, sans réserves ni méfiances égoïstes, par la parole et par l'action, particulièrement en constituant dans l'administration de vos biens de véritables modèles d'entreprises, aussi bien du point de vue économique que social. Un vrai gentilhomme ne prête jamais son concours à des opérations qui ne peuvent se maintenir et prospérer qu'au préjudice du bien commun, au détriment et par la ruine de personnes de condition modeste. Au contraire, il mettra sa fierté à être du côté des petits, des faibles, du peuple, de ceux qui, exerçant un métier honnête, gagnent leur pain à la sueur de leur front. Ainsi, vous serez réellement une élite; ainsi, vous accomplirez votre devoir religieux et chrétien; ainsi, vous servirez noblement Dieu et votre pays.

«Puissiez-vous, chers fils et filles, par vos grandes traditions, par le souci de votre progrès et de votre perfection personnelle, humaine et chrétienne, par vos services empreints d'amour, par la charité et la simplicité de vos relations avec toutes les classes sociales, aider le peuple à se maintenir ferme sur le roc fondamental, à chercher le règne de Dieu et sa justice (8).»

(8) PNR 1946.

b) Comment la noblesse doit exercer sa mission dirigeante

Dans l'exercice de cette mission de direction, la noblesse devra tenir compte de ce que la pluralité des fonctions dirigeantes est, par nature, très vaste:

«Dans une société qui a progressé comme la nôtre, qui devra être restaurée, réordonnée après le grand cataclysme, les fonctions de dirigeant sont assez diverses: dirigeant, l'homme d’Etat, de gouvernement, l'homme politique; dirigeant, l'ouvrier qui sans recourir à la violence, aux menaces, à la propagande insidieuse, mais par sa propre valeur, a su conquérir autorité et estime autour de lui; dirigeants, chacun dans son domaine, l'ingénieur et le juriste, le diplomate et l'économiste, sans lesquels le monde matériel, social, international irait à la dérive; dirigeants, le professeur universitaire, l’orateur, l'écrivain qui ont comme but de former et de guider les esprits; dirigeant, l'officier qui inculque à ses soldats le sens du devoir, du service, du sacrifice; dirigeant, le médecin dans l'exercice de sa mission salutaire; dirigeant, le prêtre qui montre aux âmes le chemin de la lumière et du salut et qui leur prodigue ses bons offices pour y marcher et avancer d'un pas sûr (9).»

(9) PNR 1945.

La noblesse et les élites traditionnelles ont pour fonction de participer à cette direction, non dans un secteur unique mais dans tout secteur approprié, avec un esprit traditionnel ainsi que spécifique, et en y excellant:

«Quelle est, dans cette multitude de directions, votre place, votre fonction, votre devoir? Il se présente sous un double aspect: fonction et devoir personnels pour chacun de vous, fonction et devoir de la classe à laquelle vous appartenez.

«Le devoir personnel exige que, par votre vertu et par votre application, vous vous efforciez de devenir des dirigeants dans votre profession. Nous savons bien que la jeunesse actuelle de votre noble classe, consciente du présent obscur et d'un avenir encore plus incertain, est entièrement persuadée que le travail est non seulement un devoir social mais aussi une garantie individuelle de la vie. Et Nous prenons le mot "profession" dans le sens le plus large et le plus riche, comme Nous l’avions déjà exposé l'an dernier; professions techniques ou libérales mais aussi activités politiques, sociales, occupations intellectuelles, oeuvres de tout genre, administration avisée, vigilante, laborieuse de vos patrimoines, de vos terres selon les méthodes les plus modernes et les plus expérimentées en culture, pour le bien matériel, moral, social, spirituel des colons et des populations qui vivent sur ces terres. A chacune de ces conditions vous devez apporter tout le soin nécessaire afin de réussir comme dirigeants, soit à cause de la confiance qu'ont en vous ceux qui sont restés fidèles aux traditions saines et vivantes, soit à cause de la méfiance de beaucoup d'autres, méfiance que vous devez vaincre, en gagnant leur estime et leur respect à force d'exceller en tout dans la position où vous vous trouvez, dans l’activité que vous exercez, quelle que soit la nature de cette position ou la forme de cette activité (10).»

(10) PNR 1945.

Plus précisément, le noble doit communiquer à tout ce qu'il fait les qualités humaines exceptionnelles que sa tradition lui offre:

«En quoi doit consister, par conséquent, votre excellence de vie et d’action, et quelles sont ses principales caractéristiques?

«Elle se manifeste avant tout dans la qualité exceptionnelle de votre oeuvre, qu'elle soit technique, scientifique, artistique ou autre. Le produit de vos mains et de votre esprit doit avoir cette empreinte de raffinement et de perfection qui ne s’acquiert pas du jour au lendemain, mais qui reflète la finesse de la pensée, du sentiment, de l'âme, de la conscience héritée de vos ancêtres et aiguillonnée sans cesse par l'idéal chrétien.

«De plus, elle apparaît dans ce qui peut être appelé l’humanisme, c'est-à-dire la présence, l'intervention de l'homme accompli dans toutes les manifestations de son activité même spécialisée, de manière que la spécialisation de sa compétence ne devienne jamais une hypertrophie, qu’elle n’étouffe jamais ni ne voile la culture générale comme, dans un mouvement musical, la voix dominante ne doit jamais rompre l'harmonie ni écraser la mélodie.

«Elle se montre également dans la dignité de tout le comportement et de toute la conduite, dignité qui cependant, n'est pas impérieuse et qui, loin de souligner la distance, n'apparaît, au besoin, que pour inspirer aux autres une plus haute noblesse d'âme, d'esprit et de coeur.

«Finalement, elle apparaît surtout dans le sens de moralité élevée, de rectitude, d'honnêteté, de probité qui doivent modeler chaque parole et chaque acte (11).»

(11) PNR 1945.

Mais tout ce raffinement aristocratique, si admirable en lui-même, serait inutile et même nuisible s'il ne se basait sur un profond sens moral:

«Une société immorale ou amorale qui ne ressent plus dans sa conscience et qui ne montre plus dans ses actions la distinction entre le bien et le mal, qui n'est plus horrifiée à la vue de la corruption, qui l'excuse, s'y adapte avec indifférence, l'accueille avec faveur, et la pratique sans troubles ni remords, l’exhibe sans rougir, s'y dégrade et raille la vertu, court à sa perte. [...]

«Toute autre est la véritable aristocratie: elle fait resplendir dans les relations, sociales une humilité pleine de grandeur, une charité ignorant tout égoïsme, toute recherche de l’intérêt personnel. Nous n’ignorons point avec quelle bonté, douceur, dévouement, abnégation, beaucoup d'entre vous, et spécialement beaucoup de dames, dans ces temps de misères et d’angoisses infinies, se sont penchés sur les malheureux, ont su faire rayonner autour d’eux, dans toutes les formes les plus avancées et les plus efficaces, la lumière de leur charitable amour. Et ceci est l'autre aspect de votre mission (12).»

(12) PNR 1945.

Humilité pleine de grandeur... admirable expression, opposée tant au snobisme futile de la jet set qu'à la vulgarité des manières, du genre de vie, de la façon d'être, dits «démocratiques» et «modernes», actuellement en usage!

c) Les élites de formation traditionnelle ont une vision particulièrement aiguë du présent

"Les annales de l'Eglise nous montrent qu'un grand nombre de saints portaient un balson, avaient un nom, une famille illustre: beaucoup même étaient de famille royale." (Saint Pierre-Julien Eymard)

Ci-dessus, Louise de France, fille du roi Louis XV, charmante à onze ans ( Tableau de Jean-Marc Natier, Musée de Versailles ). Elle quittera les ors de la Cour pour l'austère robe de bure du Carmel à Saint-Denis ( ci-dessous )

La bienheureuse Clotilde de France ( 1759-1802 ), soeur de Louis XVI, reine de Sardaigne ( F.H. Drouais, Musée de Versailles ).

Ci-dessus droit, Sainte Jeanne de Valois ( 1464-1505 ), fille de Louis XI, reine de France. Répudiée par Louis XII, elle abandonna la cour et, sur les conseils de saint François de Paule, fonda l'ordre de l'Annonciade de Bourges ( Hans Memling, Chantilly, Musée Condé ).

Un noble, d'esprit profondément traditionnel, peut puiser dans l'expérience du passé qui vit en lui, les moyens de connaître mieux que beaucoup d'autres les problèmes du présent. Loin d'être en marge de la réalité, il est capable de l'ausculter avec subtilité et profondeur:

«Il y a des maladies pour la société comme il y en a pour les individus. Ce fut un grand événement dans l’histoire de la médecine lorsqu'un jour, le célèbre Laennec, homme de génie et de foi, penché avec anxiété sur la poitrine des malades et armé du stéthoscope qu’il avait inventé, ausculta, perçut et interpréta les souffles les plus légers, les phénomènes acoustiques à peine perceptibles des poumons et du coeur. N’est-ce pas une fonction sociale de premier ordre et de haut intérêt que celle de pénétrer au sein du peuple et d'ausculter les aspirations et les malaises des contemporains, d'entendre et discerner les battements de leurs coeurs, de chercher remède aux maux communs, de toucher délicatement leurs plaies pour les guérir et les préserver de l’infection toujours possible par suite du manque de soins, en évitant de les irriter par un contact trop rude?

«Comprendre, aimer dans la charité du Christ le peuple de votre temps; prouver par des faits cette compréhension et cet amour: voilà l'art de faire ce plus grand bien qu’il vous appartient de réaliser, non seulement avec ceux qui vous entourent directement, mais dans une sphère quasi illimitée quand votre expérience devient un bienfait pour tous. Et en cette matière, quelles splendides leçons donnent tant de nobles esprits disposés avec ardeur et enthousiasme à diffuser et susciter un ordre social chrétien (13)!»

Comme on le voit, l'aristocrate authentique, donc vraiment traditionnel, peut et doit — tout en restant ce qu'il est — aimer le peuple en se basant sur la foi et exercer sur lui une influence véritablement chrétienne.

(13) PNR 1944.

d) L'aristocrate authentiquement traditionnel, image de la Providence Divine

Mais — demandera-t-on — en assumant aujourd'hui des postes de direction, la noblesse ne se vulgarisera-t-elle pas? Son amour pour le passé ne deviendra-t-il pas un obstacle à l'exercice de ses activités actuelles? Pie XII répondait:

«Non moins offensant pour vous, non moins dommageable à la société serait le préjugé mal fondé et injuste qui ne craindrait pas de faire croire et d’insinuer que le Patriciat et la Noblesse manqueraient à leur propre honneur et à la dignité de leur classe en occupant et en exerçant des fonctions et des métiers qui les inséreraient dans l'activité générale. Il est bien vrai qu’en d’autres temps l’exercice d’une profession n'était pas ordinairement reconnu comme digne des nobles, le métier des armes excepté; mais même alors, de nombreux membres de la noblesse n'hésitaient pas, aussitôt que la défense armée les rendait libres, à se consacrer à des activités intellectuelles ou au travail de leurs mains. Aujourd'hui, dans les nouvelles conditions politiques et sociales, il n’est pas rare de trouver des noms de grandes familles associés aux progrès de la science, de l'agriculture, de l'industrie, de l'administration publique, du gouvernement; observateurs d'autant plus perspicaces du présent et pionniers d'autant plus sûrs et audacieux de l'avenir, qu'ils sont fermement attachés au passé, prompts à tirer profit de l'expérience de leurs aïeux et attentifs à se garantir contre les illusions ou les erreurs qui furent la cause de beaucoup de faux pas nocifs.

«Gardiens, comme vous voulez l'être, de la véritable tradition qui illustre vos familles, vous avez la mission et la gloire de contribuer au salut de la convivialité humaine, en la préservant soit de la stérilité à laquelle la condamneraient les contemplateurs mélancoliques trop jaloux du passé, soit de la catastrophe à laquelle l'achemineraient et la conduiraient des aventuriers téméraires ou les prophètes hallucinés d'un avenir fallacieux et mensonger. Dans votre ouvrage apparaîtra, au-dessus de vous et en vous, l’image de la Providence divine qui, avec force et douceur, dispose et dirige toutes choses vers leur perfectionnement (Sag. 8,1), tant que la folie de l’orgueil humain ne se met pas en travers de Ses desseins, toujours supérieurs au mal, à l’imprévu et au hasard. Par une telle action, vous serez également de précieux collaborateurs de l'Eglise qui, même au milieu des agitations et des conflits, ne cesse de promouvoir le progrès spirituel des peuples, cité de Dieu sur la terre qui prépare la Cité Eternelle (14).»

(14) PNR 1944.

e) Mission de l'aristocratie auprès des pauvres

 

Saint François de Sales ( 1567-1622 ), prince-évêque de Genève et d'Annecy, docteur de l'Église, donnant à sainte Jeanne de Chantal ( 1572-1641 ) les Règles de la Visitation. L'influence de l'un et de l'autre - nobles de naissance - les place parmi les plus illustres personnages du royaume aux tempos de Louis XIII et Louis XIV ( Noël Halle, église Saint-Louis-en-l'Ile, Paris ).

Le bienheureux François de Montmorency-Laval ( 1623-1708 ), prélat, fils d'illustre famille française, parti au Canada sur l'ordre du pape Alexandre VII comme vicaire-apostolique, devint, à Québec, le premier évêque de la "Nouvelle-France". Il favorisa la fondation de séminaires, paroisse et congrégations, e fut aussi l'un des promoteurs de l'essor et de la colonisation du pays ( Séminaire des Missions Etrangères, Paris ).

Cette participation à la direction de la société inclut le caractère à la fois éducatif et caritatif de l'action des élites traditionnelles admirablement décrit dans ces deux passages de Pie XII:

«Mais, comme tout riche patrimoine, celui-ci entraîne aussi d’exigeants devoirs, d'autant plus rigoureux que riche est ce patrimoine. Deux surtout:

«— le devoir de ne pas gaspiller de pareils trésors, de les transmettre intacts à ceux qui viendront après vous, et même, si possible, agrandis; de résister donc à la tentation de ne voir en eux qu'un moyen de vie plus facile, plus agréable, plus recherchée, plus raffinée;

«— le devoir de ne pas réserver à vous seuls tous ces biens mais d'en faire profiter largement ceux qui ont été moins favorisés par la Providence.

«La noblesse de bienfaisance et de vertu, chers fils et filles, a été elle aussi conquise par vos ancêtres, et en témoignent les monuments et les maisons, les hospices, les asiles, les hôpitaux de Rome, où leurs noms et leur souvenir racontent leur bonté solide et prévoyante envers les malheureux et les nécessiteux. Nous savons bien que dans le Patriciat et la Noblesse romaine, cette gloire et cette émulation pour le bien n’ont jamais diminué, dans la mesure où les facultés de chacun l’ont permis. Mais à cette heure pénible, où le ciel est tourmenté de nuits de veille et d’inquiétude, votre âme — tout en conservant noblement sa gravité, ou plutôt, son austérité de vie qui exclut toute légèreté et tout plaisir frivole, incompatibles pour tout coeur noble avec le spectacle de tant de souffrances — sent plus vivement encore le désir d’une charité effective qui vous incite à augmenter et multiplier les mérites que vous avez déjà acquis en soulageant les misères et la pauvreté humaine (15).»

(15) PNR 1941.

La noblesse de bienfaisance et de vertu, à laquelle Pie XII fait allusion, a traversé les siècles. Les nobles ouvrirent, et prirent en charge, nombre d'hôspitaux, asiles et hospices où leurs noms e leurs souvenirs racontent leur bonté solide et prévoyante envers les malhereux et les necessiteus.

Les hôtels-Dieu et les hospices sont, jusqu'à nos jours, d'importants lieux d'accueil pour les malades et les indigents. Ci-dessus, la façade de l'ancien Hôtel-Dieu de Paris ( gravure de T.J. Hoffbauer ), fondé par saint Louis; ci-contre, les Hospices de Beaune construits et dotés par le chancelier de Bougogne, Nicolas Rolin, en 1443, avec leus infirmerie.

La Maison de Saint-Cyr, fin XVIIe s., anonyme, Musée de la Ville de Paris, Musée Carnavalet

En 1683, Louis XIV épouse morganatiquement Françoise d'Aubigné, marquise de Maintenon ( 1635-1719 ). Celle-ci établit la Maison de Saint-Cyr pour l'éducation des jeunes filles nobles et sans fortune ( Madame de Maintenon, Louis Elle, Musée de Versailles )

3. Les guides qui font défaut — le mal qui en résulte

a) Absentéisme et omission: péché des élites

Chez les membres de la noblesse et des élites traditionnelles, la propension à s'isoler des événements n'est malheureusement pas si rare. S'imaginant à l'abri des vicissitudes grâce à leur situation patrimoniale sûre, tout à la remémoration des jours d'autrefois, bon nombre d'entre eux sont étrangers à la vie réelle, se ferment sur eux-mêmes, et laissent passer les jours et les années dans une vie sans souci, éteinte, sans objectif terrestre défini. Que l'on cherche leurs noms dans les labeurs de l'apostolat, dans les activités caritatives, dans la diplomatie, dans la vie universitaire, dans la politique, dans les arts, sous les armes, dans la production économique: ce sera en vain. En dehors de quelques exceptions, plus ou moins rares selon le temps et les lieux, ils sont absents. Même dans la vie sociale, où il leur serait pourtant naturel de briller, leur rôle est souvent nul. Il se peut que dans un pays, une province, une ville tout se passe comme s'ils n'existaient pas.

Pourquoi cet absentéisme? A cause d'un ensemble de qualités et de défauts. Examinons de près la vie de ces élites: elle est généralement digne, honnête, et même exemplaire, car elle s'inspire des nobles souvenirs d'un passé profondément chrétien. Ce passé leur paraît cependant n'avoir plus de sens que pour eux-mêmes. Ils s'y accrochent donc avec une persistance minutieuse et deviennent étrangers à la vie présente. Ils ne remarquent pas que, dans le patrimoine des réminiscences dont ils vivent, certaines ne sont plus applicables à notre temps (16). De ce passé émanent cependant des valeurs, des inspirations, des tendances, des directives qui pourraient influencer favorablement et profondément les «formes bien différentes de vie» du «nouveau chapitre [qui] a été ouvert (17).»

(16) « Une page de l'histoire a été tournée; un chapitre a été clos; on y a mis un point qui marque la fin d'un passé social et économique», a averti Pie XII (PNR 1952).

(17) PNR 1952.

Cet ensemble précieux de valeurs spirituelles, morales, culturelles et sociales — si important pour la sphère politique comme pour la sphère privée — cette vie issue du passé qui doit diriger le futur, c'est la tradition. En assurant la pérennité de cette valeur inestimable, la noblesse et les élites analogues doivent exercer une action de présence profonde et co-directrice dans la société, pour garantir le bien commun.

b) L'absence des guides: une complicité virtuelle

Ainsi mesure-t-on encore davantage la responsabilité qui accompagne l'omission des élites perpétuellement absentes:

«Il est, au contraire, moins malaisé aujourd'hui de déterminer, parmi les différents Rades d'action qui s'offrent à vous, quelle doit être votre conduite.

«Le premier de ces modes est inadmissible; c'est celui du déserteur, de celui qui fut injustement appelé l’"émigré à l’intérieur (18)"; c'est l'absentéisme de l’homme dégoûté ou irrité qui, par dépit ou découragement, ne fait pas usage de ses qualités et de ses énergies, ne participe à aucune des activités de son pays et de son temps, mais se retire — comme le Grec Achille (19), sous sa tente, près des navires à traversée rapide, loin des batailles — tandis que sont en jeu les destinées de la patrie.

(18) «Emigré à l'intérieur» le Pape utilise l'expression en français. Celle-ci désignait, dans le jargon politique de la monarchie de Juillet, les nobles qui délaissèrent leurs hôtels particuliers parisiens pour protester contre l'accession au trône du duc d'Orléans en tant que «Roi des Français» (qu'ils jugeaient révolutionnaire et usurpateur) et qui s'installèrent dans leurs châteaux de province.

L'expression accentue le contraste entre l'attitude de ces aristocrates qui «émigrèrent» sans abandonner le territoire national, et leurs prédécesseurs qui préférèrent se rassembler hors du pays pour préparer la lutte contre la Révolution française.

(19) D'après le récit d'Homère dans l'Iliade, Achille, le plus célèbre des héros de la Guerre de Troie, s'étant mis en colère contre Agamemnon qui dirigeait l'armée grecque, se retira sous sa tente, et provoqua presque la défaite.

«Moins digne encore est l'abstention, quand elle provient d’une indifférence indolente et passive. Pire en effet que la mauvaise humeur, le dépit et le découragement, serait l'insouciance face à la ruine dans laquelle seraient près de tomber ses propres frères et son propre peuple. Cette indifférence tenterait en vain de se cacher sous le masque de la neutralité. Elle n’est aucunement neutre; elle est, qu’elle le veuille ou non, complice. Chacun des légers flocons de neige qui reposent doucement sur le flanc de la montagne et l'ornent de leur blancheur, contribue, en se laissant entraîner passivement, à faire de la petite masse de neige détachée des cimes l'avalanche qui porte le désastre dans la vallée où elle s'abat en ensevelissant les paisibles demeures. Seule, la neige glacée qui fait corps avec le roc oppose à l'avalanche une résistance victorieuse qui peut en arrêter, ou du moins en freiner, la course dévastatrice.

«Il en est de même pour l'homme juste et ferme dans sa volonté de bien dont parle Horace en une ode célèbre (Carm. III, 3), qui ne se laisse pas ébranler dans son immuable façon de penser, ni par la colère des citoyens qui donnent des ordres criminels, ni par la fureur menaçante du tyran, mais qui reste au contraire impavide, même si l’univers vient à s’écrouler sur lui: "si fractus illabatur orbis, impavidum ferient ruinae" — même si le monde tombait en ruine, ses décombres blesseraient l'homme de valeur sans l'ébranler. Mais si cet homme juste et fort est un chrétien, il ne se contentera pas de rester debout, impassible au milieu des ruines: il se sentira dans l'obligation de résister et d'arrêter le cataclysme, ou tout au moins d'en limiter les dégâts; et s'il ne peut en arrêter l'avalanche destructrice, il sera là pour reconstruire l'édifice abattu, pour ensemencer le champ dévasté. Telle doit être votre conduite. Elle consiste — sans devoir pour cela renoncer à la liberté de vos convictions et de vos opinions sur les vicissitudes humaines — à prendre l'ordre contingent des choses tel qu’il est, et à diriger son activité vers le bien, non d'une classe en particulier, mais de la communauté entière (20).»

(20) PNR 1947.

Comme on le voit, le Pape, dans ces derniers mots, insiste sur le principe suivant: à partir du moment où une élite traditionnelle accomplit son devoir, tout le corps social trouve intérêt à son existence.

4. Autre façon de rejeter sa mission: se laisser corrompre et dégrader

Cependant, la noblesse et les élites traditionnelles peuvent aussi pécher contre leur mission en se laissant détériorer par l'impiété et l'immoralité:

«La haute société française du XVIIIe siècle en fut, parmi beaucoup d'autres, un exemple tragique. Jamais société ne fut plus raffinée, plus élégante, plus brillante, plus fascinante. Les jouissances de l’esprit les plus variées, une intense culture intellectuelle, an art de plaire plein de finesse, une délicatesse exquise de manières et de langage dominaient cette société, extérieurement si courtoise et si aimable, mais où tout—livres, récits, peintures, meubles, habits, coiffures — invitait à une sensualité qui pénétrait dans les veines et dans les coeurs; où même l’infidélité conjugale ne surprenait ni ne scandalisait presque plus. Cette société travaillait ainsi à sa propre décadence et courait vers l'abîme creusé par ses propres mains (21).»

(21) PNR 1945.

En se dégradant de cette façon, la noblesse et les élites traditionnelles exercent une action tragique de destruction dans un monde qui devrait trouver en elles un exemple et une incitation à la pratique des vertus et du bien. Aussi en présence de cette oeuvre destructrice, à la fois passée et actuelle, leur incombe-t-il un devoir de réparation dans la crise contemporaine.

L'histoire est surtout faite par les élites. Si l'action de la noblesse chrétienne fut éminemment bienfaisante, sa paganisation fut un des points de départ de la situation catastrophique actuelle:

«Il convient cependant de rappeler que le point de départ de cet acheminement vers r incrédulité et l'irréligion se situe non pas en bas mais en haut, c'est-à-dire dans les classes dirigeantes, les groupes d’élites, la noblesse, les penseurs et philosophes. Nous n'entendons pas parler ici — notez-le bien — de toute la noblesse, et moins encore de la Noblesse romaine qui s'est largement distinguée par sa fidélité à l'Eglise et au Siège apostolique [...] mais de la noblesse européenne en général. Au cours des derniers siècles n'a-t-on pas constaté, dans l'Occident chrétien, une évolution spirituelle qui pour ainsi dire, horizontalement et verticalement, en largeur et en profondeur, démolissait et rongeait de plus en plus la foi, conduisant à cette ruine que présentent aujourd'hui des multitudes d'hommes sans religion ou hostiles à la religion, ou tout au moins, poussés et égarés par un scepticisme sourd et erroné envers le surnaturel et le christianisme?

«A l'avant-garde de cette évolution se trouvait la soi-disant Réforme; au cours de ces convulsions et guerres, une grande partie de la noblesse européenne se détacha de r Eglise catholique et en spolia les biens. Mais l’incrédulité proprement dite se répandit dans les temps qui précédèrent la Révolution française. Les historiens notent que l'athéisme, même sous le vernis du déisme, s'était alors propagé rapidement parmi la haute société en France et ailleurs. Croire en Dieu Créateur et Rédempteur était devenu, dans ce monde adonné à tous les plaisirs sensuels, une chose presque ridicule et incompatible avec un esprit cultivé et avide de nouveauté et de progrès.

«Dans la plupart des salons des plus grandes dames, des plus raffinées — où l'on débattait les problèmes les plus difficiles de religion, philosophie et politique — les hommes de lettres et les philosophes, fauteurs de théories subversives, étaient considérés comme l'ornement le plus beau et le plus recherché de ces rencontres mondaines. L’impiété était de mode dans la haute noblesse, et les écrivains les plus en vogue auraient été moins audacieux dans leurs attaques contre la religion s’ils n’eussent pas recueilli les applaudissements et les encouragements de la société la plus élégante. Non pas, certes, que la noblesse et les philosophes se proposassent tous et directement comme but la déchristianisation des masses. Au contraire, la religion devait rester pour le peuple simple comme un moyen de gouvernement aux mains de l'Etat. Quant à eux, ils se sentaient et s'estimaient supérieurs à la foi et aux préceptes moraux qui en découlent. Politique qui se dévoila vite funeste et à courte vue, même pour qui la considérait sous son aspect purement psychologique.

«Avec la rigueur de la logique, le peuple, puissant dans le bien, terrible dans le mal, sait tirer les conséquences pratiques de ses observations et jugements, fondés ou erronés. Consultez l'histoire de la civilisation des deux derniers siècles; elle révèle et démontre quels préjudices causèrent à la foi et aux moeurs des peuples le mauvais exemple venu d'en haut, la frivolité religieuse des classes élevées, la lutte intellectuelle ouverte contre la vérité révélée (22).»

(22) PNR 1943.

5. Pour le bien commun de la société, option préférentielle pour les nobles dans le domaine de l'apostolat

On parle beaucoup aujourd'hui de l'apostolat des masses et, comme juste corollaire, d'une action préférentielle en faveur de leurs nécessités matérielles. Mais il importe de ne pas être unilatéral en la matière et de ne jamais perdre de vue l'importance éminente de l'apostolat envers les élites, à travers elles envers tout le corps social, et donc, de façon corrélative, l'option apostolique préférentielle pour les nobles.

De sorte qu'une option préférentielle pour les pauvres et une option préférentielle pour les nobles, comme pour les membres de toute élite analogue à la noblesse, se complètent harmonieusement au plus grand avantage de la concorde sociale.

Ainsi s'exprime Pie XII:

«Et maintenant, que faut-il déduire de ces enseignements de l’histoire? Que le salut aujourd'hui doit avoir son point de départ là même où la perversion a commencé. Il n’est pas difficile en soi de maintenir dans le peuple la religion et les bonnes moeurs lorsque les hautes classes le précèdent de leur bon exemple et créent des conditions publiques qui ne rendent pas pesante outre mesure la formation de la vie chrétienne, mais la font imitable et douce. Ne serait-ce pas aussi votre tâche, chers fils et filles qui, par la noblesse de vos familles et par les charges que vous occupez bien souvent, appartenez aux classes dirigeantes? La grande mission qui vous est confiée, et avec vous à beaucoup d’autres — c’est-à-dire de commencer par la réforme ou le perfectionnement de la vie privée, en vous-mêmes et dans votre maison, et de vous employer, chacun à son poste et pour sa part, à faire surgir un ordre chrétien dans la vie publique — ne permet ni atermoiement ni retard. Mission très noble et riche de promesses en un moment où, comme réaction contre le matérialisme dévastateur et avilissant, on constate de plus en plus dans les masses une nouvelle soif de valeurs spirituelles et, contre l’incrédulité, une ouverture très prononcée des âmes aux choses religieuses. Manifestations qui laissent espérer qu'a été dépassé définitivement le point le plus profond de la décadence spirituelle. C’est donc à vous que revient la gloire de collaborer, par la lumière et l'attrait du bon exemple non moins que par les oeuvres, et en vous élevant au-dessus de toute médiocrité, à l’heureuse réalisation de ces initiatives et de ces aspirations du bien religieux et social (23).»

(23) PNR 1943.

L'apostolat spécifique de la noblesse et des élites traditionnelles continue donc à être des plus importants.