Plinio Corrêa de Oliveira

 

Noblesse et élites traditionnelles analogues dans les allocutions de Pie XII au Patriciat et à la Noblesse romaine

© pour cette 2ème édition française : Société Française pour la Défense de la Tradition, Famille et Propriété (TFP) 12, Avenue de Lowendal - PARIS VII

Septembre, 1995


Pour faciliter la lecture, les références aux allocutions pontificales ont été simplifiées : est désigné d'abord le sigle correspondant (voir ci-dessous), puis l'année où l'allocution a été prononcée.

PNR = Allocution au Patriciat et à la Noblesse romaine

GNP = Allocution à la Garde noble pontificale

Certains extraits des documents cités ont été soulignés en caractères gras par l'auteur.

Titre original : Nobreza e elites tradicionais análogas nas Alocuções de Pio XII ao Patriciado e à Nobreza Romana (Editora Civilização, Lisboa, 1993).

Traduit du portugais par Catherine Goyard

1ère édition française : Editions Albatros, 1993.

Cet ouvrage a aussi été publié en italien (Marzorati Editore, Milan), en espagnol (Editorial Fernando III, Madrid) et en anglais (Hamilton Press, Lanham MD, USA).


CONCLUSION

L'apogée de la crise religieuse, morale et idéologique du monde actuel: moment propice pour l'action de la noblesse et des élites traditionnelles

Malgré la vitalité stupéfiante dont les peuples européens firent preuve après les secousses des deux Guerres mondiales, il faut reconnaître qu'il leur fallut beaucoup de temps et un effort colossal pour se relever des conséquences de la seconde.

Pendant que Pie XII prononçait ses quatorze mémorables allocutions au Patriciat et à la Noblesse romaine (de 1940 à 1958), le redressement de l'Europe, commencé à la fin du conflit, s'effectuait lentement. Le zèle paternel du Souverain Pontife l'amena tout naturellement à faire de nombreuses références à cette situation critique.

Dans la décennie suivante, l'Europe accentua sensiblement le rythme de sa reconstruction et se réalisèrent alors les fameux « miracles économiques », appelés couramment « miracle allemand », « miracle italien », etc. Cette succession de « miracles » devait se prolonger, de sorte que les prospérités actuelles de l'Espagne et du Portugal par exemple — qui constituaient jusqu'à présent des pays peu favorisés du continent européen — peuvent encore être comprises, d'une certaine manière, dans cette série de « miracles ».

Cet essor — dont Pie XII, décédé en 1958, ne vit pas le point culminant, mais que la Constitution conciliaire Gaudium et Spes salua en 1965 de son hymne de réjouissance — modifia notablement la physionomie générale de l'Europe.

L'histoire dira un jour avec exactitude quel fut le rôle de la noblesse et des autres élites traditionnelles dans ce redressement. En d'autres termes, elle permettra peut-être d'estimer quelles furent les répercussions des remarquables directives de Pie XII dans la conduite de ces classes en faveur de la restauration économique de l'Europe.

Sans se hasarder à prononcer ici un jugement définitif, il semble que ce rôle fut considérable, bien que variable d'une nation à l'autre en fonction des moyens d'action des aristocraties et des élites respectives.

Lorsque la Russie soviétique et les autres nations de l'Europe de l'Est commencèrent en 1989 à rendre manifeste l'étendue tragique de l'échec auquel les avait entraînées la dictature du prolétariat et le capitalisme d'Etat, les nations européennes, les Etats-Unis et d'autres encore mobilisèrent pour les aider, et avec une promptitude étonnante, des sommes énormes... dont on ne peut espérer raisonnablement la restitution, du moins en grande partie. Ces nations démocratiques, en fait inspirées et enrichies par l'initiative privée, montraient ainsi implicitement à toute l'humanité le contraste — triomphal pour elles — entre l'Ouest et l'Est.

Combien se tromperaient pourtant ceux qui imagineraient, devant ce tableau sommairement ébauché, que la prospérité retrouvée eût à elle seule résolu, dans les nations de l'Ouest, les traumatismes hérités des décennies précédentes et amplifiées depuis par de nouveaux facteurs !

Les thèses futiles selon lesquelles la prospérité est toujours le principal appui de l'ordre et du bien-être des peuples, et la pauvreté la principale cause des perturbations que ceux-ci traversent, sont facilement démenties par ce qui se produisit après la Seconde Guerre mondiale.

Le processus de cicatrisation et de nouvel épanouissement de l'Europe était déjà bien engagé quand éclata la terrible crise de la Sorbonne, en 1968. Celle-ci révélait, dans la jeunesse, la présence torrentielle et dissolvante de certaines philosophies considérées jusqu'alors comme les manifestations extravagantes de quelques « élégants » dans les milieux intellectuels et mondains.

La propagation du « phénomène Sorbonne » à la jeunesse « dans le vent » de l'Europe et du monde prouva combien était profonde la fissure ainsi ouverte. La détérioration générale des moeurs, déjà déplorée par Pie XII, rencontra précisément, dans cette atmosphère de richesse et d'extravagance, une ambiance si propice que la crise morale et culturelle finit par créer, dans le monde libre, une conjoncture plus grave que celle des troubles antérieurs, seulement ou principalement économiques ; cela est si vrai que le développement de la prospérité peut être désigné, à juste titre, par des observateurs lucides et abondamment documentés, comme une cause importante de la tragique intensification de la crise morale (1).

(1) Dans le livre "España, anestesiada sin percibirlo, amordazada sin quererlo, extraviada sin saberlo — La obra del PSOE" (Editorial Fernando III El Santo, Madrid, 1988, p. 109-113), ouvrage publié par TFP-Covadonga, le phénomène est décrit tel qu'il a eu lieu en Espagne.

Cette situation s'est encore aggravée avec la crise, véritablement sans précédent, que traverse l'Eglise catholique, colonne et fondement de la moralité et du bon ordre des sociétés (2).

(2) Cf. Chapitre I.

A ces perspectives, vinrent s'ajouter deux événements importants : la guerre du Golfe Persique et la glorieuse victoire des pays baltes — tout spécialement l'héroïque résistance du peuple lituanien pour obtenir son indépendance. Sous-estimer l'importance du deuxième serait une grave erreur car il met en jeu les principes fondamentaux de la morale et de l'ordre international, et soulève dans la conscience des peuples une juste et vaste émotion, comme l'a démontré l'impressionnante pétition organisée par les TFP dans 26 pays, qui rassembla le total inouï de 5.212.520 signatures (3).

(3) Une délégation composée de onze membres des différentes TFP, présidée par Me Caio da Silveira, directeur du Bureau-TFP de Paris, s'est rendue à Vilnius, capitale de la Lituanie, pour remettre personnellement au Président Vytautas Landsbergis, le 4 décembre 1990, les microfilms de cette monumentale pétition. A Moscou, la délégation a ensuite remis dans les bureaux de Mikhail Gorbachev au Kremlin, le 11 décembre, une lettre qui déclarait : « Au nom de plus de 5 millions de signataires, nous voudrions vous demander formellement de lever tous les obstacles qui empêchent la Lituanie d'acquérir sa totale indépendance : l'opinion publique mondiale et l'histoire s'en montreront reconnaissantes ».

*   *   *

Au moment où ce travail s'achève, de graves inconnues rôdent autour de l'humanité.

La réduction des difficultés économiques de l'Occident, grâce surtout aux « miracles » mentionnés plus haut, fut l'une des premières causes de la transformation de la situation mondiale décrite par Pie XII.

Mais en même temps, depuis lors, deux grandes crises n'ont fait que s'accentuer : la crise interne dans ce qui était autrefois l'empire communiste au-delà du rideau de fer ; et l'autre, également interne, dans l'Eglise catholique.

Crise douloureuse celle-ci, liée à l'essentiel des problèmes étudiés dans cet ouvrage, mais qui ne sera pas traitée ici car sa gravité et son ampleur exigeraient que lui soit consacré un livre spécial. De nombreux volumes probablement...

Quant à la première, ses lignes générales sont bien connues du monde entier. Au moment où sont écrits ces mots, les pays qui formaient autrefois l'URSS se désagrègent. Les frictions s'accentuent d'autant plus que certains d'entre eux possèdent le moyen de déclencher-une guerre atomique.

Il n'est pas improbable qu'un conflit déclenché à l'intérieur de l'ex-URSS n'en vienne à englober des nations occidentales, et non des moindres, ce qui pourrait entraîner des conséquences de portée apocalyptique.

L'une d'entre elles pourrait bien être la migration, vers l'Europe centrale et occidentale, de populations entières fuyant les risques de guerre et la famine déjà si critique actuellement. Cette migration pourrait revêtir alors un caractère d'importance dont la gravité est imprévisible.

Quels seraient les effets de cet exode sur des nations qui se trouvaient il y a peu de temps encore sous le joug communiste, celles de la mer Baltique par exemple ? Et sur d'autres comme la Pologne, la République Tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie ou la Bulgarie, dont il serait pour le moins osé d'affirmer qu'elles ont déjà échappé tout à fait au joug communiste ?

Pour compléter le panorama, il faudrait tenir compte des réactions possibles du Maghreb devant une Europe occidentale aux prises avec des problèmes de cette envergure ; il y aurait lieu bien évidemment de prendre en considération les données spécifiques de l'Afrique septentrionale et la profonde influence exercée sur elle par l'immense vague fondamentaliste qui parcourt les peuples de l'Islam, dont le Maghreb est partie intégrante. Qui peut prévoir ainsi — avec certitude — à quels extrêmes cet écheveau de circonstances entraînerait le monde et notamment le monde chrétien ?

Jusqu'à présent, ce dernier n'est pas encore engagé dans le triple drame des invasions de l'Est qui s'annoncent pacifiques, des invasions probablement moins pacifiques en provenance d'Afrique du Nord et enfin d'une éventuelle conflagration mondiale.

On entrevoit déjà le funeste dénouement du long processus révolutionnaire dont le dernier chapitre de ce travail s'est efforcé de résumer l'orientation générale.

Malgré d'innombrables obstacles, sa marche victorieuse — à partir de l'époque historique au cours de laquelle décline et meurt le Moyen Age, la Renaissance surgit avec ses joyeux triomphes originels, suivie de la révolution religieuse du protestantisme, qui commence à fomenter et préparer de loin la Révolution française, et de très loin la Révolution russe de 1917 — la marche victorieuse de ce processus révolutionnaire est marquée d'une telle inflexibilité que sa force motrice semble invincible, et définitifs les résultats qu'elle a entraînés.

« Définitifs » en effet, paraîtront-ils, sans une soigneuse analyse du caractère de ce processus. Celui-ci se présente à première vue comme éminemment constructif, car il élève successivement trois édifices : la pseudo-Réforme protestante, la république libérale démocratique,-la république socialiste soviétique.

Son caractère est en réalité essentiellement destructif. Il est même la Destruction. Il a jeté à terre le Moyen Age chancelant, l'Ancien Régime évanescent, le monde bourgeois apoplectique, frénétique et agité ; sa pression a fait tomber en ruines l'ex-URSS, sinistre, mystérieuse, pourrie comme un fruit tombé depuis longtemps de l'arbre.

Hic et nunc, n'est-il pas vrai que les jalons de ce processus se réduisent à des ruines ? De la plus récente — l'ex-URSS — quelle conséquence résulte-t-il pour le monde, si ce n'est l'exhalation d'une confusion générale présageant à tout moment des catastrophes imminentes et contradictoires, qui s'évanouissent dans les nuages les unes après les autres sans s'être abattues sur les mortels mais qui éveillent d'autres perspectives de catastrophes, encore plus imminentes et encore plus contradictoires ? Ces dernières s'évaporeront-elles à leur tour pour donner naissance à de nouveaux monstres ? Ou bien se métamorphoseront-elles en réalités atroces, comme la migration de hordes entières de Slaves de l'Est à l'Ouest, ou la progression de hordes musulmanes du Sud vers le Nord ?

Qui peut le savoir ? Qui pourrait affirmer que ce ne sera que (!) cela, que ce ne sera pas pire ?

Ce tableau a de quoi décourager les hommes sans foi. Au contraire, pour ceux qui ont la foi, du fond de ce sinistre horizon, confus et trouble, une voix se fait entendre, capable d'éveiller la confiance la plus déterminée :

« A la fin, mon Coeur Immaculé triomphera (4) ! »

Quelle confiance placer en cette voix ? La réponse qu'elle nous donne elle-même tient en une phrase: «Je suis du ciel (5)».

(4) Paroles prononcées par Notre Dame de Fatima, dans l’apparition du 13 juillet 1917 (cf. Fatima : Message de tragédie ou d’espérance ? A. Borelli, Editions TFP, Paris, 1987, p. 50).

(5) Ibid., p. 40.

Il y a donc des raisons d'espérer. Espérer quoi ? L'aide de la Providence pour tout travail exécuté avec clairvoyance, rigueur et méthode, afin d'éloigner du monde les menaces qui, comme autant d'épées de Damoclès, sont suspendues au-dessus des hommes.

Il importe donc de prier, de faire confiance à la Providence et d'agir.

Pour entreprendre cette action, il convient tout particulièrement de rappeler à la noblesse et aux élites similaires la mission particulière — et de premier ordre — qui leur incombe dans les circonstances actuelles.

Que Notre Dame de Fatima, patronne spéciale de ce monde contemporain agité, aide la noblesse et les élites traditionnelles analogues à celle-ci à prendre en ligne de compte comme elles le doivent, les sages enseignements que leur a laissés Pie XII. A travers ceux-ci, une tâche leur est indiquée, qualifiée de façon significative par le Pape Benoît XV de « sacerdoce » de la noblesse (6).

(6) Cf. Chapitre VII.

Et si la noblesse et ces élites se consacrent entièrement à cette tâche extraordinaire, ceux qui aujourd'hui les composent, et par conséquent leurs descendants, seront certainement surpris un jour par l'ampleur des résultats qu'ils auront obtenus pour leurs pays respectifs et tout le genre humain. A plus forte raison encore, pour la Sainte Eglise catholique.