“Catolicismo“, Campos (Rio de Janeiro), Nº 56 – Août 1955, pages 1 et 2
Par Plinio Corrêa de Oliveira
La situation de l’Église, comme la voyait avec une lucidité providentielle saint Louis-Marie Grignion de Montfort, se caractérisait par deux traits essentiels, qu’il nous décrit dans sa prière demandant des missionnaires, avec des mots enflammés (*).
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D’un côté, c’est l’ennemi qui avance dangereusement, c’est l’assaut victorieux de l’impiété et de l’immoralité :
« Votre divine loi est transgressée, votre Évangile est abandonné, les torrents d’iniquité inondent toute la terre et entraînent jusqu’à vos serviteurs, toute la terre est désolée, l’impiété est sur le trône, votre sanctuaire est profané et l’abomination est jusque dans le lieu saint ».
Les serviteurs du mal sont actifs, audacieux, prospères dans leurs entreprises :
« Voyez-vous, Seigneur, Dieu des armées, les capitaines qui forment les compagnies complètes, les potentats qui font des armées nombreuses, les navigateurs qui forment des flottes entières, les marchands qui s’assemblent en grand nombre dans les marchés et les foires ! Que de larrons, d’impies, d’ivrognes et de libertins s’unissent en foule contre vous tous les jours et si facilement et si promptement : un coup de sifflet qu’on donne, un tambour qu’on bat, une pointe d’épée émoussée qu’on montre, une branche de laurier qu’on promet, un morceau de terre jaune ou blanche qu’on offre… en trois mots, une fumée d’honneur, un intérêt de néant et un chétif plaisir de bête qu’on a en vue réunit en un instant les voleurs, ramasse les soldats, joint les bataillons, assemble les marchands, remplit les maisons et les marchés et couvre la terre et la mer d’une multitude innombrable de réprouvés qui, quoique tous divisés les uns d’avec les autres, ou par l’éloignement des liens, ou par la différence des humeurs, ou par leur propre intérêt, s’unissent cependant tous ensemble jusqu’à la mort pour vous faire la guerre sous l’étendard et la conduite du démon ».
Capitaines, potentats, navigateurs, marchands, c’est-à-dire les hommes clés de leur siècle, tous mus par l’impitoyabilité, l’avidité, la soif d’honneurs, dépravés par de graves vices, constituent avec les masses qui les suivent – à quelques exceptions près, bien entendu – une multitude d’ivrognes, de bandits et de réprouvés qui, à travers les vastes étendues terrestres et maritimes, s’unissent pour combattre l’Église !
Voilà ce qu’on peut appeler la clarté des concepts et du langage, le courage de l’âme, la cohérence immaculée dans la classification des faits ! Comme ce saint doit paraître effronté, imprudent, précipité dans ses jugements à l’homme moderne, qui craint la logique, qui est choqué par les vérités radicales et fortes, et qui n’admet qu’un langage édulcoré et fait de demi-mesures !
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D’autre part, c’est-à-dire parmi ceux qui sont encore enfants de la lumière, saint Louis-Marie voit régner l’inertie. Ce fait l’afflige :
« Et nous, grand Dieu, quoiqu’il y ait tant de gloire, de douceur et de profit à vous servir, quasi personne ne prendra votre parti en main ? Quasi aucun soldat ne se rangera sous vos étendards ? Quasi aucun saint Michel ne s’écriera du milieu de ses frères en zélant votre gloire : Quis ut Deus ? »
Saint Louis-Marie veut autant, voire plus, de paladins du côté de Dieu que du côté du démon. Il les veut fidèles, purs, forts, intrépides, combatifs, redoutables, comme le Prince de la Milice céleste. Il ne se contente pas de dire qu’ils doivent être comme saint Michel. Il veut qu’ils soient comme des versions humaines de l’Archange : « Quasi aucun saint Michel ne s’écriera du milieu de ses frères ».
Combien cette aspiration à voir le monde rempli d’apôtres brandissant des épées de feu diverge de l’étroitesse d’esprit, de la froideur, du sentimentalisme mièvre et incongru de tant de catholiques d’aujourd’hui, pour qui faire l’apostolat, c’est fermer les yeux sur les défauts de l’adversaire, lui ouvrir les barrières, lui livrer les armes de guerre, accepter son joug et, une fois la capitulation consommée, affirmer qu’il y a toutes les raisons d’être content, car les choses auraient pu être encore pires.
Tant que ces apôtres de feu ne viendront pas, la Sainte Église risque de graves revers. Tant de tièdes et d’indolents ne le voyaient pas. Mais saint Louis-Marie l’a vu, et il appelle tout le monde à la lutte :
« Ah ! permettez-moi de crier partout : au feu, au feu, au feu ! Au secours, au secours, au secours ! Au feu dans la maison de Dieu, au feu dans les âmes, au feu jusque dans le sanctuaire ! Au secours de notre frère qu’on assassine, au secours de nos enfants qu’on égorge, à l’aide de notre bon père qu’on poignarde ! ».
C’est la dévastation dans l’Église et dans les âmes, le feu qui consume les institutions, les lois, les coutumes catholiques, et l’impitoyable qui égorge les âmes et poignarde le Souverain Pontife.
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Des légions entières d’âmes à l’intérieur et à l’extérieur du sanctuaire (Saint Louis-Marie le montre clairement) croisaient les bras, s’occupant de leur petit microcosme, sans se soucier de l’Église et de ses grands problèmes. Elles étaient plongées dans leur petite existence quotidienne, leurs petits conforts, leurs petites économies, leurs petites vanités, à côté de leurs petites dévotions, leurs petites charités, leurs petits apostolats, au centre de ce qui n’était souvent que leur petite personne.
Saint Louis Marie, au contraire, était une âme immense. Placé dans une situation obscure, il se consacrait entièrement à sauver son prochain dans le milieu modeste où il vivait. Mais son zèle n’avait ni frontières ni limites, et englobait toute l’Église. Il vivait, palpitait, se réjouissait ou souffrait, en fonction de la cause catholique dans son sens le plus large.
C’est pourquoi il adressait à Dieu une supplication admirable : s’il devait assister à un triomphe incessant de l’iniquité, sans qu’aucune réaction à la hauteur n’apparaisse, il valait mieux pour lui que Dieu l’emporte :
« Ne vaut-il pas mieux pour moi de mourir que de vous voir, mon Dieu, tous les jours si cruellement et si impunément offensé et d’être tous les jours de plus en plus dans le danger d’être entraîné par les torrents d’iniquité qui grossissent ? Mille morts me seraient plus tolérables. Ou envoyez-moi du secours du ciel ou enlevez mon âme ».
Le Royaume de Marie
Il lui semble impossible que Dieu ne soutienne pas la marche de l’iniquité :
« Laisserez-vous tout ainsi à l’abandon, juste Seigneur, Dieu des vengeances ? Tout deviendra-t-il à la fin comme Sodome et Gomorrhe ? Vous tairez-vous toujours ? Souffrirez-vous toujours ? Ne faut-il pas que votre volonté soit faite sur la terre comme dans le ciel et que votre règne arrive ? »
Non, l’intervention de Dieu ne manquera pas. Il l’avait annoncée aux âmes élues, auxquelles il avait laissé contempler la vision d’une ère future qui serait le Royaume de Marie :
« N’avez-vous pas montré par avance à quelques-uns de vos amis une future rénovation de votre Église ? Les Juifs ne doivent-ils pas se convertir à la vérité ? N’est-ce pas ce que l’Église attend ? Tous les saints du ciel ne crient-ils pas justice : vindica ? Tous les justes de la terre ne disent-ils pas : amen, veni, Domine ? Toutes les créatures, même les plus insensibles, gémissent sous le poids des péchés innombrables de Babylone et demandent votre venue pour rétablir toutes choses : omnis creatura ingemiscit »
Et dans l’attente de ce « rétablissement de toutes choses », il implore Dieu que vienne le jour où « qu’il n’y ait qu’un seul bercail et qu’un pasteur et que tous vous rendent gloire dans votre temple ».
Voilà qui sont esquissés les éléments du futur Royaume de Marie. Il sera le résultat de la conversion de tous les infidèles, de l’entrée de tous les peuples dans le bercail de l’Église, et du « rétablissement de toutes choses », c’est-à-dire de la restauration en Christ de toute la vie intellectuelle, artistique, politique, sociale et économique que le pouvoir des ténèbres a subvertie. C’est la reconstruction de la civilisation chrétienne.
Comme on le voit, il s’agit d’événements futurs. Nous marchons vers eux. Il faut hâter par nos prières, nos pénitences, nos bonnes œuvres, notre apostolat, ce jour mille fois heureux où il n’y aura qu’un seul troupeau et un seul Pasteur.
Une nouvelle ère historique
Nous avons déjà montré (CATOLICISMO, n° 53, mai 1955 : « Docteur, prophète et apôtre dans la crise contemporaine ») que notre époque s’inscrit dans le long processus historique qui a commencé entre 1450 et 1550 avec l’humanisme, la Renaissance et le protestantisme, accentué fondamentalement par l’encyclopédisme et la Révolution française, et enfin triomphant aux XIXe et XXe siècles avec la transformation des peuples chrétiens en masses mécanisées, amorphes, largement travaillées par les ferments de l’immoralité, de l’égalitarisme, de l’indifférentisme religieux ou du scepticisme total. Du libéralisme, ils sont passés au socialisme, et de là, ils sont en train de sombrer dans le communisme.
Cette marche ascendante des faux idéaux laïques (d’origine panthéiste, il faut le noter) et égalitaires est le grand événement qui domine notre époque historique. Le jour où cette marche commencerait à reculer, non pas d’un recul mineur et occasionnel, mais d’un recul continu et puissant, une autre phase de l’Histoire commencerait.
En d’autres termes, la déchristianisation est le signe sous lequel se placent tous les faits dominants qui se sont produits en Occident, du XVe siècle à nos jours. C’est ce qui unit ces cinq cents ans entre eux et en fait un bloc dans le grand ensemble qu’est l’Histoire. Lorsque la déchristianisation aura cessé par un mouvement inverse, nous serons passés d’un ensemble de siècles à un autre.
C’était précisément un événement de cette ampleur, une rupture dans le processus de déchristianisation et un regain sans précédent de la religion, que saint Louis-Marie implorait, attendait et, nous en sommes certains, obtint.
« Le règne spécial de Dieu le Père a duré jusqu’au déluge et a été terminé par un déluge d’eau ; le règne de Jésus-Christ a été terminé par un déluge de sang, mais votre règne, Esprit du Père et du Fils, continue à présent et sera terminé par un déluge de feu, d’amour et de justice ».
Et le Saint demande ce déluge :
« Quand viendra ce déluge de feu du pur amour que vous devez allumer sur toute la terre d’une manière si douce et si véhément que toutes les nations, les Turcs, les idolâtres et les Juifs même en brûleront et se convertiront ? Non est qui se abscondat a calore ejus. Accendatur : que ce divin feu que Jésus-Christ est venu apporter sur la terre soit allumé avant que vous allumiez celui de votre colère qui réduira toute la terre en cendre ».
Instrument providentiel
Le moyen d’atteindre ce triomphe sera une congrégation entièrement consacrée, unie et vivifiée par la Très Sainte Vierge Marie.
Ce que sera exactement cette congrégation, dans l’esprit du Saint, on ne peut l’affirmer avec une certitude absolue. Dans un certain sens, elle ressemble à une famille religieuse. Mais il y a aussi des aspects qui pourraient faire penser autrement. Quoi qu’il en soit, cette congrégation sera l’instrument humain pour instaurer le Règne de Marie. Et, comme telle, les regards de la Providence reposent avec amour sur elle depuis toute éternité :
« Souvenez-vous, Seigneur, de votre Congrégation que vous avez possédée de toute éternité, en pensant à elle dans votre esprit ab initio ; que vous avez possédée dans vos mains, lorsque vous avez tiré l’univers du néant ».
Au moment tragique et heureux où s’est consommée notre Rédemption, Dieu « qui vous avez possédée dans votre cœur », et son Divin Fils « mourant sur la croix l’arrosait de son sang et la consacrait par sa mort, en la confiant à sa sainte Mère ».
Cette mystérieuse congrégation, qui sera une « congrégation, c’est une assemblée, c’est un choix, c’est une triette de prédestinés que vous devez faire dans le monde et du monde : Ego elegi vos de mundo. C’est un troupeau d’agneaux paisibles que vous devez ramasser parmi tant de loups ; une compagnie de colombes chastes et d’aigles royaux parmi tant de corbeaux ; un essaim de mouches à miel parmi tant de frelons ; une troupe de cerfs agiles parmi tant de tortues ; un bataillon de lions courageux parmi tant de lièvres timides », cette congrégation ne peut être constituée que par une action féconde de la grâce dans les âmes de ceux qui doivent la composer. Mais pour Dieu, rien n’est impossible :
« Ô grand Dieu, qui pouvez faire des pierres brutes autant d’enfants d’Abraham, dites une seule parole en Dieu pour envoyer de bons ouvriers dans votre moisson et de bons missionnaires dans votre Église ».
Depuis des siècles, les justes demandent à Dieu la fondation de cette congrégation :
« Souvenez-vous des prières que vos serviteurs et servantes vous ont faites sur ce sujet depuis tant de siècles ; que leurs vœux, leurs sanglots, leurs larmes et leur sang répandu viennent en votre présence pour solliciter puissamment votre miséricorde ».
Comme cette congrégation sera celle de Marie, c’est à Elle que ce riche don de la Providence est destiné : « souvenez-vous de donner à votre Mère une nouvelle Compagnie pour renouveler par elle toutes choses et pour finir par Marie les années de la grâce, comme vous les avez commencées par elle ».
Troupe de choc de l’Église militante
Comme on le sait, Compagnie signifiait à l’époque de saint Louis-Marie régiment ou bataillon. C’est dans cet esprit que saint Ignace a appelé Compagnie de Jésus son illustre Institut. Saint Louis-Marie concevait sa Compagnie comme essentiellement militante. Elle sera comme un prolongement de Notre-Dame, en lutte permanente et gigantesque contre le démon et ses séquelles :
« Il est vrai, grand Dieu, que le démon mettra, comme vous avez prédit, de grandes embûches au talon de cette femme mystérieuse, c’est-à-dire à cette petite compagnie de ses enfants qui viendront sur la fin du monde, et qu’il y aura de grandes inimitiés entre cette bienheureuse postérité de Marie et la race maudite de Satan. Mais c’est une inimitié toute divine et la seule dont vous soyez l’auteur : inimicitias ponam. Mais ces combats et ces persécutions, que les enfants et la race de Bélial livreront à la race de votre sainte Mère, ne serviront qu’à faire davantage éclater la puissance de votre grâce, le courage de leur vertu et l’autorité de votre Mère ; puisque vous lui avez dès le commencement du monde donné la commission d’écraser cet orgueilleux par l’humilité de son cœur et de son talon ».
Ce sujet est des plus importants, car il montre la modernité de la Compagnie, de son apostolat militant, de son esprit profondément – on dirait presque extrêmement – marial.
En effet, saint Louis-Marie voit cette Compagnie destinée à « venir à la fin du monde ». Et si, dans le langage des adorateurs de la modernité, chaque siècle est plus moderne que ceux qui l’ont précédé, il n’y aura pas de siècles plus modernes – du moins au sens chronologique du terme – que ceux qui seront « sur la fin du monde ».
Que signifie ce « sur la fin » ? En langage prophétique, la précision du terme est discutable. Il s’agit peut-être de la dernière phase de l’humanité, c’est-à-dire le Règne de Marie. Combien de temps durera cette phase ? C’est un autre problème, pour lequel nous ne trouvons pas d’éléments de réponse dans la Prière du Saint. Mais, quoi qu’il en soit, une fois établie la « modernité » absolue de cet apostolat, voyons quelques-unes des caractéristiques qu’il aura. Ceux qui jugent ces caractéristiques anachroniques verront combien ils se trompent.
Dévotion à Notre-Dame
Ces apôtres des derniers temps seront « de vrais enfants de Marie, votre sainte Mère, qui soient engendrés et conçus par sa charité, portés dans son sein, attachés à ses mamelles, nourris de son lait, élevés par ses soins, soutenus de son bras et enrichis de ses grâces ». Et plus loin, il affirme : « Par leur abandon à la Providence et leur dévotion à Marie, ils auront les ailes argentées de la colombe ; inter medios cleros pennae columbae deargentatae, c’est-à-dire la pureté de la doctrine et des mœurs ; et leur dos doré : et posteriora dorsi ejus in pallore auri, c’est-à-dire une charité parfaite envers le prochain pour supporter ses défauts et un grand amour pour Jésus-Christ pour porter sa croix ».
Combativité
Mais cette dévotion mariale et cette charité se réaliseront dans une combativité extrême, conséquence de la dévotion mariale elle-même. En effet, ils seront « de vrais serviteurs de la Sainte Vierge qui, comme autant de saint Dominique, aillent partout, le flambeau luisant et brûlant du saint Evangile dans la bouche et le saint Rosaire à la main, aboyer comme des chiens, brûler comme des feux et éclairer les ténèbres du monde comme des soleils ».
Leur victoire consistera, « par le moyen d’une vraie dévotion à Marie… écraser partout où ils iront la tête de l’ancien serpent, afin que la malédiction que vous lui avez donnée soit entièrement accomplie ».
Et c’est pourquoi saint Louis-Marie multiplie tout au long de sa prière les métaphores et les adjectifs allusifs à la combativité des membres de sa congrégation : « aigles royaux », « un bataillon de lions courageux », ils auront « le courage du lion par leur sainte colère et leur zèle ardent et prudent contre les démons et les enfants de Babylone ».
Et c’est cette phalange de lions qu’il demande à Dieu dans le dernier passage de sa prière :
« Seigneur, levez-vous ! Pourquoi semblez-vous dormir ? Levez-vous dans votre toute-puissance, votre miséricorde et votre justice, pour vous former une compagnie choisie de garde-corps, pour garder votre maison, pour défendre votre gloire et sauver vos âmes, afin qu’il n’y ait qu’un seul bercail et qu’un pasteur et que tous vous rendent gloire dans votre temple : et in templo ejus omnes dicent gloriam. Amen. Dieu seul ! »
(*) Les premiers articles de cette série ont été publiés dans les numéros n° 53 et 55, de mai et juillet 1955. Traduction sans la révision de l’auteur.