Ne traitons pas les loups comme des brebis égarées

Legionário, São Paulo (Brésil), n° 472, 28 septembre 1941

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Par Plinio Corrêa de Oliveira
La doctrine de Notre Seigneur Jésus-Christ est pleine de vérités apparemment opposées qui, cependant, examinées attentivement, loin de se contredire mutuellement, se complètent pour former une harmonie vraiment merveilleuse. C’est le cas, par exemple, de l’apparente contradiction entre la justice et la bonté divines.
Dieu est à la fois infiniment juste et infiniment miséricordieux. Chaque fois que, pour bien comprendre l’une de ces perfections, nous fermons les yeux sur l’autre, nous commettons une grave erreur. Notre Seigneur Jésus-Christ a donné, au cours de sa vie terrestre, d’admirables preuves de sa douceur et de sa sévérité. Ne prétendons pas « corriger » la personnalité de Notre Seigneur selon la petitesse de notre vision, et fermer les yeux sur sa douceur pour mieux nous édifier avec la justice du Sauveur ; ou, au contraire, faire abstraction de sa justice pour mieux comprendre son infinie compassion envers les pécheurs. Notre Seigneur s’est montré parfait et adorable tant lorsqu’il accueillait avec un pardon d’une douceur ineffable Marie-Madeleine, que lorsqu’il réprimandait avec des paroles violentes les pharisiens. N’arrachons aucune de ces pages du Saint Évangile.
Sachons comprendre et adorer les perfections de Notre Seigneur telles qu’elles se révèlent dans l’un et l’autre épisode. Et comprenons enfin que l’imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ par nous ne sera parfaite que le jour où nous saurons non seulement pardonner, consoler et caresser, mais aussi le jour où nous saurons flageller, dénoncer et foudroyer comme Notre Seigneur.
Beaucoup de catholiques considèrent que les épisodes de l’Évangile où apparaît la sainte fureur du Messie contre l’ignominie et la perfidie des pharisiens sont indignes d’être imités. C’est du moins ce que l’on peut déduire de la manière dont ils considèrent l’apostolat. Ils parlent toujours de douceur et cherchent toujours à imiter cette vertu de Notre Seigneur. Que Dieu les bénisse pour cela. Mais pourquoi ne cherchent-ils pas à imiter les autres vertus de Notre Seigneur ?
Très souvent, lorsqu’on propose, en matière d’apostolat, un acte d’énergie quelconque, la réponse invariable est qu’il faut procéder avec beaucoup de douceur « afin de ne pas éloigner davantage ceux qui se sont égarés ».
Peut-on soutenir que les actes d’énergie ont toujours pour effet invariable « d’éloigner davantage ceux qui se sont égarés » ? Peut-on soutenir que Notre Seigneur, lorsqu’il a adressé ses invectives enflammées aux pharisiens, l’a fait dans l’intention « d’éloigner encore plus ces égarés » ? Ou bien faudrait-il supposer que Notre Seigneur ne savait pas ou ne se souciait pas de l’effet « catastrophique » que ses paroles auraient sur les pharisiens ? Qui oserait admettre un tel blasphème contre la Sagesse incarnée qu’était Notre Seigneur ?
Dieu nous préserve de préconiser l’usage de l’énergie et des procédés violents comme seul remède pour les âmes. Que Dieu nous préserve également, cependant, de proscrire ces remèdes héroïques de nos processus d’apostolat. Il y a des circonstances où il faut être doux et des circonstances où il faut être saintement violent. Être doux lorsque les circonstances exigent de la violence, ou être violent lorsque les circonstances exigent de la douceur, c’est toujours un grave mal.
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Tout cet ordre d’idées unilatéral que nous avons dénoncé découle d’une considération également unilatérale des paraboles. Beaucoup de gens font de la parabole de la brebis perdue la seule parabole de l’Évangile. Or, il y a là une erreur très grave que nous ne voulons pas manquer de dénoncer.
Notre Seigneur ne nous parle pas seulement des brebis perdues que le berger va chercher patiemment au fond des abîmes, ensanglantées par les épines qui les ont malheureusement blessées. Notre Seigneur nous parle aussi des loups voraces qui entourent constamment la bergerie, guettant l’occasion de s’y introduire déguisés en brebis. Or, si le berger qui sait porter tendrement sur ses épaules la brebis perdue est admirable, que dire du berger qui abandonne ses brebis fidèles pour aller chercher au loin un loup déguisé en brebis, qui prend le loup sur ses épaules avec amour, ouvre lui-même les portes de la bergerie et place de ses mains pastorales le loup vorace parmi les brebis ?
Cependant, si les catholiques appliquaient effectivement les principes de l’apostolat unilatéral qu’ils professent, ils agiraient exactement de la même manière !
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Afin de mieux comprendre que l’imitation parfaite de Notre Seigneur ne consiste pas seulement en douceur et en gentillesse, mais aussi en énergie, nous citerons quelques épisodes ou quelques phrases de certains saints. Le saint est celui que l’Église a déclaré, avec une autorité infaillible, être un imitateur parfait de Notre Seigneur. Comment les saints ont-ils imité Notre Seigneur ? Voyons voir.
Saint Ignace d’Antioche, martyr du IIe siècle, a écrit plusieurs lettres à différentes Églises avant d’être martyrisé. Dans ces lettres, on trouve des expressions telles que celles-ci à propos des hérétiques : « bêtes féroces » (Eph. 7) ; « loups rapaces » (Phil. 2,2) ; chiens méchants qui attaquent perfidement (Eph. 7) ; bêtes à visage humain (Smyrn. 4,1) ; herbes du diable (Eph. 10,1) ; plantes parasites que le Père n’a pas plantées (Tral. 11) ; plantes destinées au feu éternel (Eph. 16,2) ».
Cette manière de traiter les hérétiques, comme on le voit, suivait de près les exemples de saint Jean-Baptiste qui appelait les scribes et les pharisiens « race de vipères », et de Notre Seigneur Jésus-Christ qui les qualifiait d’« hypocrites » et de « sépulcres blanchis ».
Les apôtres ont également agi de la sorte. Saint Irénée, martyr du IIe siècle et disciple de saint Polycarpe, qui était lui-même disciple de saint Jean l’Évangéliste, rapporte qu’un jour, l’apôtre se rendit aux bains, mais qu’il s’en retira sans se laver car il y avait vu Corinthe, un hérétique qui niait la divinité de Jésus-Christ, craignant, disait-il, que le bâtiment ne s’écroule, car Corinthus, ennemi de la vérité, s’y trouvait. Le même saint Polycarpe, rencontrant un jour Marcion, hérétique docétiste, et celui-ci lui demandant s’il le connaissait, répondit le saint : « Sans aucun doute, tu es le premier-né de Satan ».
D’ailleurs, ils suivaient en cela le conseil de saint Paul : « Évite l’hérétique, après un ou deux avertissements, car il est déjà pervers et se condamne lui-même » (Tite 3, 10).
Saint Polycarpe lui-même, s’il rencontrait par hasard un hérétique, se bouchait les oreilles et s’écriait : « Dieu de bonté, pourquoi m’as-tu gardé sur terre pour que je supporte de telles choses ? » Et il s’enfuyait immédiatement pour éviter une telle compagnie.
Au IVe siècle, saint Athanase raconte que saint Antoine l’ermite qualifiait les discours des hérétiques de poisons pires que ceux des serpents.
Et, en général, c’est ainsi que les saints Pères traitaient les hérétiques, comme on peut le voir dans un article publié dans « Civiltà Cattolica », périodique fondé par S. S. Pie IX et confié aux pères jésuites de Rome. Cet article cite plusieurs exemples que je vais retranscrire :
« Saint Thomas d’Aquin, parfois présenté comme invariablement pacifique envers ses ennemis, dans l’une de ses premières polémiques avec Guillaume de Saint-Amour, qui n’avait pas encore été condamné par l’Église, le traite ainsi, lui et ses partisans : « ennemis de Dieu, ministres du diable, membres de l’Antéchrist, ennemis du salut du genre humain, diffamateurs, semeurs de blasphèmes, réprouvés, pervers, ignorants, semblables au Pharaon, pires que Jovinien et Vigilance (hérétiques qui niaient la virginité de Notre-Dame) ». Saint Bonaventure appelait son contemporain Gérald : « méchant, calomniateur, fou, empoisonneur, ignorant, trompeur, malveillant, insensé, perfide ».
Le doux Saint Bernard, à propos d’Arnold de Brescia qui avait soulevé un schisme contre le clergé et les biens ecclésiastiques, disait : « désordonné, vagabond, imposteur, vase d’ignominie, scorpion vomi de Brescia, vu avec horreur à Rome, avec abomination en Allemagne, méprisé par le Pontife romain, loué par le diable, auteur d’iniquités, dévorateur du peuple, bouche pleine de malédictions, semeur de discordes, fabricant de schismes, loup féroce ».
Plus anciennement, saint Grégoire le Grand, réprimandant Jean, évêque de Constantinople, lui jette au visage son orgueil profane et infâme, sa superbe de Lucifer, ses paroles insensées, sa vanité, son manque d’intelligence.
Les saints Fulgence, Prosper, Jérôme, Siricius, Jean Chrysostome, Ambroise, Grégoire de Nazianze, Basile, Hilaire, Athanase, Alexandre, évêque d’Alexandrie, les saints martyrs Cornelius et Cyprien, Athënagoras, Irénée, Polycarpe, Ignace Martyr, Clément, enfin tous les Pères de l’Église qui se sont distingués par leur vertu héroïque.
Si vous voulez connaître les règles données par les docteurs et théologiens de l’Église pour les polémiques avec les hérétiques, lisez ce que dit saint François de Sales, le doux saint François de Sales, dans Philothée, chap. XX de la partie II : « Il faut observer, en blâmant le vice, d’épargner le plus que l’on peut la personne en qui il se trouve. On peut néanmoins parler librement des pécheurs infâmes, publics et notoires, pourvu que ce soit avec esprit de charité et de compassion, et non avec arrogance et présomption, et en prenant plaisir au mal d’autrui ; car, pour ce dernier, c’est le fait d’un cœur vil et abject. J’excepte de cette règle les ennemis déclarés de Dieu et de son Eglise ; car, pour ceux-là, ils les faut décrier tant qu’on peut, comme sont les chefs d’hérésies et de schismes ; c’est charité de crier au loup quand il est entre les brebis, quelque part qu’il soit. »
Jusqu’ici, citations tirées de l’article de la « Civiltà Cattolica », vol. I, série V, p. 27).
Si le « Legionário » publiait contre les ennemis modernes de l’Église ne serait-ce que la moitié de ce qui a été dit, quelles protestations il devrait entendre !

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