Chapitre III

L'ambiance relativiste,

bouillon de culture pour la néo-révolution

 

Le climat d'insouciance optimiste qui s'est ac­centué en Espagne au cours des dernières décennies a créé une situation particulièrement propice à la révolution du PSOE.

Le peuple espagnol est sorti de la Guerre Civile – comme les autres pays d'Europe sont sortis de la Guerre Mondiale – sous les effets du profond traumatisme produit par les souffrances terribles et prolongées engendrées par le conflit. D'innombrables Espagnols se sont trouvés alors psychologiquement épuisés, avec un mélange de crainte et de paresse d'affirmer leurs convictions et de les défendre. Plus ou moins subconsciemment, ils aspiraient à la chimère d'un monde futur d'où auraient été extirpées toutes les causes d'affrontement entre les hommes.

A mesure que la prospérité et l'insouciance augmentaient, dans les années soixante, les Espagnols s'éloignaient de leur passé de foi, de sérieux et d'héroïsme, et des exigences logiques et morales que celui-ci impose. Un désir vague, mais réel, d'une Espagne plus en accord avec la société de consommation, jouisseuse et permissive, ainsi qu'une avidité à se plonger dans la fruition de ses propres intérêts, se sont généralisés dans beaucoup de milieux.

Le socialisme et le communisme en retirent deux avantages inestimables : une diminution progressive du rejet qu'ils recevaient de l'opinion publique ; et la formation d'un vide psychologique et publicitaire autour de ceux qui cherchaient à lever l'étendard de l'Espagne catholique, héroïque et chevaleresque.

Dans ces circonstances, il a suffi au PSOE d'adopter une image souriante et dialogante, pour pouvoir mettre en marche sa «terrible» révolution.

 

1. Un climat relativiste et anesthésiant dans la vie publique

Tels de nouveaux Kennedy, les hommes publics espagnols actuels propagent, plus que des idées et un programme, un état d'esprit optimiste et insouciant. La dévalorisation des principes dans la vie politique a créé un climat relativiste et anesthésiant qui surprend des observateurs issus des secteurs idéologiques les plus variés.

«Les moeurs politiques sont ici d'une exceptionnelle convivialité. Que l'on soit dirigeant du Parti communiste, socialiste, ou de l'Alliance populaire, on se parle, on se tutoie, on s'invite, on organise ensemble colloques et séminaires. Tout cela donne l'impression, peu commune en ce sud de l'Europe, qu'aucun héritage idéologique n'a été transmis», a commenté un journaliste français [1].

Dans le même sens, un observateur italien a bien décrit cette ambiance : «Les socialistes au pouvoir n'exaltent pas leurs succès, l'opposition ne se déchaîne pas dans la critique. (...) Les jugements sont beaucoup moins émotifs (...) C'est le sens pratique qui prévaut ; les 'valeurs éternelles' semblent s'être dissoutes. (...) On note une absence d'animosité, une totale correction, même chez les juges les plus critiques. (...) Tel est le climat, un climat de tolérance où la vieille dramaticité espagnole semble désarmée pour toujours»[2].

Le PSOE n'épargne aucun effort pour maintenir le climat de relativisme anesthésiant nécessaire à sa révolution «tranquille» et «silencieuse». Ainsi, il s'est arrangé pour éviter le débat public pendant la campagne électorale de 1986.

Un éditorial de l'ABC commente: «L’opposition a demandé que soit convoquée la députation permanente de la Chambre des Députés. (...) Le Groupe Socialiste s'y est refusé... Ce qu'il faut souligner, c’est l'argument utilisé par le Groupe Socialiste : la réunion de la députation permanente pourrait déboucher sur un débat qui pourrait altérer le processus électoral (...) Surtout, ne touchez pas au climat d'atonie qui domine cette campagne, à la douce anesthésie qui nous endort»[3].

Plus encore, après avoir remporté les élections, le PSOE a célébré sa victoire silencieusement, pour éviter tout débat.

«Personne n’est plus silencieux que nos socialistes dans la célébration de leur victoire électorale», constate avec surprise Jaime Campmany. «Ils ont fait une campagne ennuyeuse et sans contenu. Ils n'ont pas expliqué leur programme. (...) On a évité soigneusement le débat public»[4].

 

Sous le gouvernement Suarez, de gauche à droite : le Nonce à Madrid, Mgr Dadaglio, le Cardinal archevêque de Madrid, Mgr Tarancon, le président du gouvernement Adolfo Suarez, et le chef du Parti Communiste, Santiago Carrillo

 

2. Consensus irénique et relativiste, qui affecte les adversaires naturels du socialisme

a) l'Episcopat espagnol

L'Eglise est, de soi, la grande adversaire du socialisme. Laïc et matérialiste, celui-ci contrarie nécessairement l'apostolat de l'Eglise. Par son caractère égalitaire et collectiviste, il veut imposer à la société un état de choses diamétralement opposé à la civilisation chrétienne. Cela n'étonnait personne que d'entendre un Pablo Iglesias, fondateur du PSOE, proclamer, en cohérence avec ses ruineux principes : «Nous voulons la mort de l'Eglise (...) c’est pour cela que nous éduquons les hommes»[5]. L'Episcopat était lui aussi cohérent quand il publiait sa Lettre pastorale collective de 1937, où il prenait position contre le communisme.

Aujourd'hui, cet antagonisme s'est estompé, parce que la position des secteurs les plus influents de la Hiérarchie face au socialisme a changé. En 1971, l'Assemblée Conjointe d'Evêques et de Prêtres réunie à Madrid a approuvé une motion demandant pardon au peuple espagnol pour cette attitude anticommuniste. Depuis lors, l'Episcopat a promu, comme ligne de conduite officielle,  une réconciliation entre les Espagnols. Cet objectif est louable en lui-même, mais il ne tient pas compte de ce que le socialo-communisme est intrinsèquement antichrétien et constitue ainsi une grave menace pour l'avenir catholique du pays[6]. On a l'impression que le secteur majoritaire de l'Episcopat estime que la haine sectaire des communistes et socialistes contre l'Eglise de Notre-Seigneur Jésus-Christ ne produit plus d'effets concrets et que, par conséquent, elle ne mérite plus d'être prise en considération[7]. Dans la pratique, cette orientation irénique de la Conférence épiscopale a désarmé les catholiques face aux ennemis de l'Eglise et de la civilisation chrétienne. Ces derniers ne peuvent que s'en réjouir[8].

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Entre la vérité et l’erreur, le bien et le mal,

la réconciliation est impossible

  Léon XIII a enseigné : «L'essence de la vérité et du bien ne peut changer selon le caprice de  l'homme, car elle est toujours la même et n'est pas moins immuable la nature même des choses. Si l'intelligence adhère à des opinions fausses, si la volonté choisit le mal et s’attache à lui, ni l'intelligence ni la volonté n’atteignent leur perfection; au contraire, elles abdiquent de leur dignité naturelle et s'en trouvent corrompues» (Immortale Dei, 1/11/1885, 15).

Complétant cet enseignement, Pie XII rappelle avec concision la doctrine de l'Eglise : «Premièrement : ce qui ne correspond pas à la vérité et à la morale n'a objectivement aucun droit ni à l’existence ni à la propagande ni à l'action. Deuxièmement : le fait de ne pas l'empêcher par des lois publiques et par des dispositions coercitives peut néanmoins se trouver  justifié par l'intérêt d'un bien supérieur et plus universel» (Discours au Ve Congrès National de l'Union des Juristes Catholiques Italiens, 6/12/53, 17).

Abordant un autre aspect de la question, le théologien dominicain, R.P. Garrigou-Lagrange, indique une condition pour une connaissance impartiale et profonde : «La sainte haine du mal est effectivement - quoiqu'on dise - une lumière nécessaire à l'impartialité. Pour connaître profondément le bien, il faut l'aimer. Pour savoir véritablement tout ce qu'est le mal, il faut le haïr» (Garrigou-Lagrange, Dios II - Su Naturaleza, Ed. Palabra, Madrid, 1980, p. 99, n° 65).

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  Mgr Jaime Camprodon, évêque de Gerona, a clairement énoncé l'importance attribuée à la réconciliation par ses promoteurs ecclésiastiques: «la tâche de réconciliation doit passer avant tout»[9]. L'ex-vicaire général de l'archidiocèse de Madrid-Alcala, le Père José M. Martin Patino, S.J., n'est pas resté en arrière. Analysant l'orientation générale de la Hiérarchie ecclésiastique en Espagne, il a dit : «La réconciliation des peuples et des personnes en Espagne demeure (...) l'objectif prioritaire des activités de l'Eglise espagnole»[10].

Un grand promoteur de cette politique de réconciliation, qui en est même devenu le symbole, a été le cardinal Tarancon, archevêque démissionnaire de Madrid et ex-président de la Conférence épiscopale (1971-1983). En 1981, le cardinal a tranquillisé les catholiques devant une éventuelle victoire socialiste : «Si le PSOE arrivait au pouvoir, cela n’affecterait en rien l'Eglise espagnole», car «avec des gouvernements moins catholiques, l'Eglise vit mieux». Finalement, il a déclaré: «l'Eglise espagnole a été, depuis le Concile et dans les dernières années du régime antérieur, de gauche»[11]. Des affirmations plus récentes de l'archevêque de Sarragosse, Mgr Elias Yanes, reflètent la même orientation. Selon ce prélat, la prédication de la doctrine sociale de l'Eglise à partir de Jean XXIII a entraîné un grand nombre de catholiques à voter pour les candidats du PSOE[12].

Le résultat a été qu'en Espagne - ô paradoxe ! - «ce sont les non catholiques qui gouvernent, grâce précisément au vote catholique»[13].

 

b) les leaders politiques de forces contraires au socialisme

La plupart des leaders politiques ont aussi collaboré à la démolition des barrières doctrinales, psychologiques et morales face au socialisme. L'ancien secrétaire général du principal parti de l'opposition, Alianza Popular, Jorge Verstrynge a affirmé qu'il ne cherchait pas la défaite du socialisme. Pour lui, le plus important était presque le contraire : travailler pour le triomphe d'une mentalité irénique pro-convergence qui considère le socialisme non pas comme un adversaire, mais comme l'une des deux moitiés saines et complémentaires de la vie nationale : «La question est la nouvelle mentalité dont nous tous, Européens, avons besoin», disait Verstrynge. «Il faut arriver à des attitudes qui soient authentiquement d’intégration et non de réduction. Une intégration authentique ne sera pas obtenue en excluant le contradictoire (...). Pour cela, il faut que la droite et la gauche ne soient pas considérées comme s’excluant, mais, de façon pluraliste, comme complémentaires»[14].

Manuel Fraga Iribarne, ex-président du parti en question, s'est lui aussi exprimé dans des termes analogues. Le chef de l'AP ne semble pas désirer une défaite écrasante du socialisme, parce qu'elle empêcherait ce dernier de tenir une place importante dans le jeu politique : «Il me paraît évident, écrit-il, que la droite (...) en Espagne ne souhaite pas la disparition du vote socialiste ou sa transformation en un secteur résiduel»[15].

L'actuel président de l'Alianza Popular, Antonio Hernandez Mancha, a jusqu'à présent évité les définitions qui puissent contraster avec le consensus irénique et relativiste. Pour lui, «en politique, il n'y a pas d’idées bonnes ni mauvaises, tout dépend de leur situation dans un contexte déterminé»[16]. Son critère est particulièrement déconcertant pour les questions politiques ayant des implications morales. On a du mal à le comprendre chez un homme qui représente les aspirations du centre-droit : «J'ai toujours dit que, dans les matières où la politique touche la morale, nous devons suivre à un pas l’évêque le plus progressiste»[17]. Néanmoins, comme il n'est pas depuis longtemps à la tête du parti, on ne peut affirmer qu'il ait déjà adopté son image définitive.

Nous avons laissé pour la fin le caméléon de la politique espagnole, l'ex-président Adolfo Suarez. L'ambiguïté intentionnelle de ce leader centriste empêche l'opinion publique de savoir nettement ce qui distingue son parti, le Centre Démocratique Social (CDS), du PSOE. Pour clore sa campagne électorale de 1986, il a promis : «Nous mènerons à terme le changement que les socialistes ont promis et n’ont pas accompli (...) Je me propose la construction du changement socio-économique et des structures culturelles (...) que Felipe Gonzalez n’a pas su ou n’a pas voulu mettre en marche»[18]. Cette promesse permet de mieux comprendre sa déclaration à un correspondant de l'ABC au Chili : «C’est une conception radicale de la liberté [et de] l'égalité qui nous inspire»[19]. On ne s'étonne pas alors que le directeur de la troupe Els Joglars, Albert Boadella (auteur de plusieurs pièces blasphématoires et immorales), manifeste sa sympathie pour le CDS : «ce parti signifie l'absence d'idéologie, un lieu où tout est possible, et je le soutiendrai parce que j’aime la confusion au pouvoir»[20].

Le progressisme catholique a adopté une position irénique et relativiste analogue. L'historien et journaliste J.M. Garcia Escudero, un des coryphées de cette tendance, propose d'en finir avec les «exigences artificielles du principe de contradiction» et rêve à un «échappement dialectique», qui permettrait la convivance des positions contraires et la disparition des antagonismes.

D'après lui, cette vision philosophique favoriserait l'avènement de la «troisième Espagne», une Espagne «européenne», où la droite et la gauche seraient vues comme «parties d’une unité supérieure» ou comme «deux moitiés d'une unité antérieure perdue»[21].

 

3. Pour le gouvernement, le «problème fondamental» est d'en finir avec les «deux Espagne»

Le PSOE ne reste pas en arrière des autres forces qui poursuivent l'objectif de la réconciliation irénique.

Dans la déclaration officielle pour le cinquantenaire de la guerre de 1936-1939, le Gouvernement «exprime aussi le désir que le 50eme anniversaire de la guerre civile scelle définitivement la réconciliation des Espagnols et leur intégration irréversible» [22].

Les leaders socialistes du Gouvernement semblent très soucieux de maintenir le climat relativiste nécessaire au triomphe de leur néo-révolution. Ils emploient à tout propos des mots ambigus comme réconciliation, tolérance, consensus, pluralisme. Sous le couvert de ces mots-talismans, ils veulent abattre les barrières qui séparent les deux Espagne : l'une, traditionnelle et catholique; l'autre, révolutionnaire et athée.

Ils cherchent ainsi à transformer l'Espagne en une nation avilie, sans principes ni idéaux définis, dont les habitants seraient devenus indifférents à tout. Une Espagne qui aurait renoncé au «que votre oui soit oui, que votre non soit non» de Notre Seigneur Jésus-Christ et adopté le «ni oui ni non», le «peut-être» du relativisme moderne.

Javier Solana, ministre de la Culture, constate avec préoccupation que «le problème des deux mentalités en Espagne n’est pas terminé». D'après lui, «tant qu'on ne l’aura pas résolu, on n’aura pas résolu le problème fondamental» [23].

Pourquoi ? Parce que dans la mesure où cette Espagne du «peut-être» gagnera du terrain dans les esprits, les projets révolutionnaires les plus radicaux seront possibles, à condition que leurs promoteurs prennent le soin d'avancer sans réveiller les Espagnols narcotisés.

 

4. Le socialisme affecte de renoncer à ses «dogmes»

Dans le climat relativiste ainsi créé, le socialisme a mis lui aussi une sourdine à ses anciens dogmes, pour s'adapter à l'ambiance générale [24].

Alfonso Guerra, s'adressant à des dirigeants socialistes, reconnaissait qu’«aujourd'hui commence à se répandre la conscience de ce que certaines des vieilles formulations de la pensée socialiste se sont transformées avec le temps en des clichés périmés» . Il soulignait que le marxisme aujourd'hui «a cessé d’être un texte idéologique clair» et concluait : «heureusement, nous sommes en train de sortir librement (...) du dogmatisme» [25].

 

5. «Un pays à la sieste»

En conséquence de divers facteurs, comme le relativisme croissant, l'appauvrissement du débat doctrinal et le désir immodéré de «ne pas s'en faire», l'Espagnol commun s'est replié sur ses intérêts privés, en se désintéressant des grands thèmes qui engagent le destin du pays.

Dans le climat de joyeuse insouciance qui s'est ainsi établi, le sens moral des Espagnols s'est graduellement détérioré, permettant au socialisme de porter les coups les plus audacieux de sa révolution culturelle, sans craindre aucune réaction populaire d'envergure.

L'universitaire Alejandro Munoz Alonso fait observer à ce sujet : «L'Espagne semble avoir redécouvert l'indolence. (...) Nos gouvernants socialistes ont eu l'habileté de faire jouer l'énorme dépôt d'aboulie conformiste que ce peuple abrite en son sein (...) L'Espagne est en train de vivre une énorme sieste (...) disposée à tout traverser, à tout supporter du moment qu'on la laisse dans sa somnolence. (...) Notre pays semble plongé dans la léthargie la plus absolue. (...) Le PSOE a réussi (...) à mettre le pays à la sieste» [26].

Partant d'un point de vue idéologique très différent, Julio Ceron constate la même chose : «le phénomène espagnol le plus extraordinaire, c'est l'atonie (...) de la population» [27].

 

6. Une apathie produite artificiellement

En analysant la situation actuelle, nous observons un phénomène sans précédent dans l'Histoire espagnole : rien, d'aussi grave que ce soit, ne parvient à impressionner sérieusement le public. Or, il est anormal qu'un peuple doté de réflexes psychologiques très vifs et d'un sens aigu de la réalité éprouve une telle difficulté à juger et à réagir.

Alfonso Guerra lui-même, l'un des promoteurs les plus actifs de la révolution socialiste, n'a pas hésité à proclamer l'importance de cette apathie dans les plans du socialisme. Nous avons déjà vu que, d'après lui, le PSOE est en train d'opérer une révolution «terrible» et «effarante». S'il en est ainsi, pareille révolution devrait attirer énormément l'attention et provoquer de grandes réactions dans l'opinion publique. On ne saurait attendre d'autres conséquences d'un phénomène «terrible» et «effarant» d'envergure nationale. Néanmoins, on ne voit que de rares et faibles réactions. Une fois de plus, voyons ce que dit Guerra : «nous ne nous en sommes pas rendus compte, ou presque». Satisfait, il conclut : «cela vaut mieux». En effet, l'Espagne se trouve comme anesthésiée, ce qui permet au socialisme de la transformer complètement sans qu'elle s'en aperçoive.

Plusieurs personnalités ont pourtant signalé ce mystérieux phénomène.

«Une opération est en cours sur une grande échelle – a dit le philosophe Julian Marias – que nous pouvons appeler l'anesthésie de la société espagnole» [28]. En vue de quelle intervention chirurgicale ?

Le journaliste Ramon Pi met en relation l'«anesthésie sociale» avec l'objectif socialiste de rester longtemps au pouvoir : «Si nos considérations dans ces colonnes s'ajustaient bien à la réalité (...) à propos de l'action systématique du PSOE au pouvoir, visant l'anesthésie sociale pour garantir sa propre permanence, il faudra convenir que les résultats du 22 juin 1986 correspondent avec une grande exactitude à nos dénonciations» [29].

Ces commentaires laissent en suspens certaines questions capitales. Comment peut-on anesthésier une société ? Est-il possible de faire cesser l'effet de l'anesthésie ? Que se passera-t-il quand le corps social se rendra compte des transformations opérées pendant son sommeil ?

C'est précisément à ces questions que le livre de TFP-Covadonga vient apporter une réponse.

 

7. Le relativisme, facteur de paix ou de désordre ?

Ecartons une objection primaire : combattre le relativisme - et par extension la prétendue réconciliation et la tolérance - n'est-ce pas travailler à la division et à la guerre ?

Quand l'homme relativise ses principes et ses moeurs, ses modes de vie ne survivent qu'aussi longtemps qu'ils ne lui apportent aucune gêne. Il s'adaptera au consensus général, parce que rien ne lui coûte autant que de résister à l'opinion supposée unanime de ses semblables. Puisque la révolution culturelle donne à ce consensus des tonalités chaque fois plus libertaires et égalitaires, l'Espagnol relativiste sera entraîné chaque fois plus loin dans cette direction.

Au terme de cette dérive révolutionnaire, la victime du consensus ne se soumettra à aucune loi. Elle sera tyrannisée par ses instincts. Elle sera incapable de vivre dans une société modelée selon les principes de la morale chrétienne. Elle s'efforcera de détruire toutes les institutions qui lui apparaîtront comme oppressives de qui souhaite mener une vie complètement libre et ludique, à la manière d'un faune.

On verra alors disparaître les structures et les moeurs qui protègent l'ordre social. La situation ainsi créée sera-t-elle la paix ou le bouillon de culture de conflits continuels ?

La paix fleurit dans une autre ambiance. D'après la concise définition de Saint Augustin, la paix est la «tranquillité de l'ordre» (XIX, De Civitate Dei, c. 13). Cherchons donc l'ordre, et nous aurons la paix.

*   *   *

Analysées sous l'angle de la révolution culturelle, de nombreuses situations apparemment sans lien entre elles prennent une signification et une importance inattendues : elles dessinent les contours d'un plan de démolition radicale de l'Espagne traditionnelle et catholique. C'est ce dont nous allons traiter maintenant.

   

 Les nouveaux monarchistes

Des socialistes qui acceptent la Monarchie…

Le PSOE a toujours considéré la Monarchie comme un obstacle à supprimer. «Nous ne sommes pas monarchistes – disait Pablo Iglesias - parce que nous ne pouvons pas l’être; qui aspire à supprimer le roi de l'entreprise ne saurait en admettre un ailleurs» (apud Memoria-Gestion de la Comision Ejecutiva Federal, XXVIIIe Congrès du PSOE, 1979, p. 90).

Plus récemment, Negrin dit encore : «Aucun Espagnol patriote et connaisseur de notre histoire ne peut être monarchiste, sauf aberration mentale fondamentale. Ce sont les Habsbourgs et les Bourbons qui ont mené l'Espagne à la ruine» (apud Emilio Romero, Tragicomedia de España, Planeta, Barcelone, 1985, pp. 48-50).

Aujourd'hui, les chefs du PSOE, comme ceux du PCE, adoptent vis-à-vis de la Monarchie et du Roi une attitude complètement différente. Guerra en est arrivé à dire: «Tous les Espagnols, et spécialement les hommes politiques, nous devons avoir un soin extrême à défendre la haute institution de la Couronne» (ABC, 26-1-85). D'ailleurs, la Monarchie compte maintenant avec le soutien de la gauche et entretient avec elle des relations ostensiblement cordiales.

D'autre part, il est indéniable que les forces politiques révolutionnaires – qui demeurent intrinsèquement républicaines parce que radicalement égalitaires – ont des plans à long terme.

Quels sont ces plans ? Quels en sont les mobiles ?

 

Une image qui suggère une sensation d'ordre

La présence de la monarchie dans le panorama espagnol diffuse dans les milieux les plus divers un arome de tradition, une lumière ténue du passé, une impression de stabilité qui a pour effet d'endormir les esprits devant l'oeuvre révolutionnaire graduelle du socialisme. La plupart des Espagnols ont peine à croire qu'une «terrible» révolution puisse être en cours pendant que Leurs Majestés inaugurent des oeuvres, patronnent des récitals, donnent audience en leur palais ou réalisent de brillantes visites officielles à l'étranger.

Naturellement, les socialistes veulent que les déjà discrètes notes catholiques et traditionnelles de la monarchie s'évaporent peu à peu, et avec elles l'institution elle-même.

La Monarchie ne devra être qu'un «organe de plus dans l'État», qui «commence par se faire pardonner d'être monarchie» (Garcia Escudero, A vuelta con las dos Españas, BAC, Madrid, 1979, pp. 68-71). Un journaliste a appelé ses nouveaux partisans les «monarquipublicains» (ABC, 21/5/86) et Emilio Romero les désigne comme des «monarchistes d'alambic ou d'éprouvette, et non de conscience ou d'admiration» (op.cit, p. 20).

 

L'objectif socialiste

Pablo Castellano, quand il était encore une figure en vue du PSOE, montrait que du point de vue socialiste la démocratie et la monarchie sont incompatibles : «Démocratie et république sont des termes absolument inséparables». Il traçait ce programme : «quand la démocratie sera bien assise, vécue dans l'esprit de tous (...) et mise en pratique par toutes et chacune des institutions jusque dans ses dernières conséquences, elle donnera un seul et unique résultat, qui s'appellera la république» (El Alcazar, 16/4/85).



NOTES

[1] Le Monde, 7/2/86.

[2] Sandro Viola, «Spagna saggia ed europea», in La Repubblica, 1/5/85.

[3] «Le Parlement dort», in ABC, 5/6/86.

[4] «Le silence», in ABC, 1/7/86.

[5] Apud Juan José Morato, El Partido Socialista Obrero, Ayuso, Madrid, 1976, p. 162.

[6] Dans cette assemblée, la proposition suivante l'a emporté, à 123 voix contre 113: «Nous reconnaissons humblement et demandons pardon de n'avoir pas toujours su être de véritables 'ministres de réconciliation' au sein de notre peuple, divisé par une guerre entre frères» (Secrétariat National du Clergé, Assemblée Conjointe Evêques-Prêtres, BAC, Madrid, 1971, p. 171).

[7] Ce n'est pas sans raison que l'Eglise se donne le qualificatif de militante : «Les justes abominent les impies, et les impies abominent ceux qui suivent le bon chemin» (Prov. XXIX, 27). Inimitié mutuelle qui été établie par Dieu lui-même – irréconciliable et toute divine –, comme l'enseigne Saint Louis-Marie Grignion de Montfort en analysant ce passage de l'Ecriture : «Je mettrai une inimitié entre toi et la femme, entre ta descendance et la sienne» (Gen. III, 15).

[8] Déjà en 1967 une déclaration officielle du PSOE exprimait sa joie et ses espérances devant la démolition des barrières antisocialistes dans les milieux catholiques. Elle attribue le fait à un changement d'attitudes survenu sous les pontificats de Jean XXIII et Paul VI, et au climat créé par le Concile Vatican II : «le PSOE reconnaît l'énorme distance de ton et de propos qui sépare le texte de l'Encyclique Nostis et Nobiscum, donnée au monde par Pie IX (...) et le texte réaliste, si rempli d'espoir, de Populorum Progressio (...). L'Eglise a pris conscience des questions sociales avec retard et avec dommages. Elle commence par condamner le socialisme dans Nostis et Nobiscum, dans Quanta Cura et le Syllabus, avec Pie IX (...). Léon XIII continue le combat (...). Jean XXIII dans Mater et Magistra parle de socialisation avec le cordial respect qui caractérise ce Pontife. (...)

Quelle différence entre le ton imprécatoire du Syllabus et le climat d'aggiornamento serein et réaliste de Pacem in Terris ! Ce n'est pas le moment de réaviver les récriminations, mais la compréhension. (...) C'est dans cet esprit que le Concile Vatican II a commencé ses travaux. Le fruit en a été la conjoncture d'une Eglise rénovée. (...) Cela permet de penser honorablement que les problèmes qui auparavant avaient été cause d'inimitié et de guerre ont disparu (...). Il est évident qu'il est urgent d'arriver à une fin heureuse par le chemin raisonnable de la collaboration.»

Le PSOE continue : «Entre Nostis et Nobiscum de Pie IX (...) et l'affirmation conciliaire faite dans Gaudium et Spes (...) il existe l'énorme distance spirituelle qui peut tenir entre une injuste et colérique condamnation et une mutuelle attitude de sourire et de mains ouvertes.»

Finalement, le Parti Socialiste se montre satisfait des perspectives que le rapprochement catholico-socialiste laissait entrevoir : «Le PSOE a la conviction que l'Espagne qui succédera à la dictature du général Franco (...) consolidera son propos de rénovation progressiste avec un rapprochement des catholiques et des socialistes, collaborateurs pour la création d'un avenir commun. Avenir qu'ils construiront jour après jour, par la détermination socialiste, elle aussi oecuménique, et par la présence dans le monde espagnol d'une Eglise qui (...) se déconstantinise» (apud M. Azcarate, Los marxistas y la religion, Ed. Cuadernos para el Dialogo, Madrid, 1977, pp. 157-160, 167).

Le PCE a manifesté la même satisfaction. A partir de 1956, il a commencé à travailler à la réconciliation, trouvant pour cette tâche des compagnons de route inespérés. Voyons par exemple ce qu'en dit le communiste Ignacio Gallego : «L'unique langage compréhensible aujourd'hui est celui de la réconciliation nationale. C'est le langage que nous les communistes avons employé depuis de nombreuses années. C'est le langage que l'Eglise fait sien aujourd'hui (...) En 1956 (...) le Parti Communiste déclarait: (...) le Parti Communiste déclare solennellement être disposé à contribuer sans réserves à la réconciliation nationale des Espagnols, à en finir avec la division ouverte par la guerre civile (...) La classe ouvrière, les étudiants (...) de larges secteurs catholiques, ont reconnu le mérite d'un parti qui, persécuté (...) donnait un exemple de maturité et de générosité (...) Et l'Église ? Elle était parcourue à l’intérieur par des courants rénovateurs. Nous les avons suivis avec intérêt et sympathie (...) Tout change dans la vie et, heureusement, les faits montrent que l'Eglise n'échappe pas à cette loi» (Ignacio Gallego, Desarrollo del Partido Comunista, Ebro, Paris, 1976, pp. 224-226).

[9] Vida Nueva, 8/3/86.

[10] In J. Linz y otros, España : un presente para el futuro, Instituto de Estudios Economicos, Madrid, 1984, vol. 1, p. 212.

[11] Ya, 22/8/81.

[12] Mgr Elias Yanes a affirmé : «En remontant un peu l'Histoire, il faudrait analyser ce qui ressort de la doctrine sociale, surtout à partir de Jean XXIII. La preuve que cette doctrine est bien là, c'est que son message a influé de telle façon qu'une grande partie de l'électorat, surtout chez les gens simples, a voté pour le Parti Socialiste» (Diario 16, 25/10/83).

Et aussi : «Il y a des décisions politiques qui ont un aspect moral - a fait encore observer l'archevêque de Sarragosse - sur lesquelles l'Eglise a une influence auprès de l'électorat impossible à éluder. Il conclut : il n'y a aucun doute que cette influence a joué en ce que les catholiques aient voté pour le socialisme» (Ideal, 25/10/83).

[13] ABC, 21/6/86.

[14] Jorge Verstrynge, La normalizacion democratica (Elementos para la salida del siglo), Alianza Popular, Madrid, 1982, pp. 10, 12, 14.

[15] ABC, 18/3/85.

[16] Diario 16, 22/2/87.

[17] Ibid.

[18] ABC, 21/6/86.

[19] ABC, 4/1/87.

[20] El Pais, 22/3/86.  

[21] José Maria Garcia Escudero, A vueltas con las dos Españas, BAC, Madrid, 1979, pp. 173, 189 à 191, 200. Voir aussi pp. 178-179.

[22] Diario 16, 19/7/86.

[23] ABC, 20/3/83.

[24] Dans ses directives aux dirigeants socialistes, le XXXIème Congrès du PSOE avertit que, pour remplir son objectif actuel d'être la «somme des aspirations et revendications de ces secteurs qui constituent le bloc social progressiste», il faut une «urgente rénovation idéologique», dont la première caractéristique consiste à «fuir de tout dogme» (Resoluciones - XXX Congreso del PSOE, Madrid, 13-16 décembre 1984, p. 13). Cela veut dire que le PSOE est intéressé à ce que ses affiliés n'aient pas de certitudes et soient imprégnés de relativisme, car les convictions trop rigides des socialistes eux-mêmes représentent un obstacle sur son chemin.

[25] Alfonso Guerra y otros, El futuro del socialismo, Ed. Sistema, Madrid, 1986, pp. 12-à 15.

[26] «La grande sieste nationale», in ABC, 15/9/86.

[27] «Les quatre fronts», in ABC, 30/1/87.

[28] «Anesthésie», in ABC, 7/11/86.

[29] «Les effets de l'anesthésie», in Epoca, 30/6/86.  


 

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